Que se passe-t-il dans la tête des Libanais?
Malgré un quotidien tourmenté, les Libanais dansent, festoient et bronzent. Comment expliquer ce paradoxe? Quels mécanismes psychologiques sont à l'œuvre derrière cette apparente insouciance? Cette dissociation masque-t-elle en réalité une souffrance bien réelle? Essayons de décortiquer ce comportement par le biais de la psychanalyse.

Régulièrement, les résultats de recherches nationales, mais surtout internationales, nous narrent la condition générale plus que préoccupante des Libanais sur plus d’un registre: 

  • Les violences physiques et les abus sont en augmentation, notamment dans les familles.

  • Les sentiments de détresse et d’angoisse sont omniprésents, les pensées suicidaires et le taux de suicide sont en augmentation, de même que celui des cancers dont les causes sont autant psychiques que biologiques et écologiques.

  • Les accablants records libanais s’accumulent, tel celui qui classe le Liban numéro 2 mondial pour le nombre de citoyens malheureux et tristes. 

  • La situation socio-économique est désastreuse: 82 % des Libanais sont au seuil de la pauvreté, 354.000 sont au bord de la famine, neuf familles sur dix se trouvent dans l’impossibilité d’assurer leurs besoins essentiels.


Et pourtant! Alors qu’au Sud, la guerre accomplit son œuvre destructrice et meurtrière, à Beyrouth et ailleurs, on danse jusqu’au petit matin. Les médias nous rapportent quotidiennement les nouvelles de spectacles dont les coûteuses places s’arrachent rapidement, de festivités qui tournent à guichets fermés, d’hôtels et de restaurants qui refusent des clients, certains étant «bookés» des semaines à l’avance, de plages du littoral qui sont prises d’assaut, de dollars circulant en abondance, d’étalage de dépenses luxueuses et de joyeuses beuveries qui inondent les réseaux sociaux etc.

Je vous propose, dans cet article, de m’accompagner dans une tentative bien risquée: celle de tenter de trouver une signification psychanalytique à ce tableau bourré de contradictions et de complexité. Mais attention à toute généralisation, le Liban est aussi complexe que ses habitants, dont les catégories sociales présentent de très larges hétérogénéités sur les plans socioculturel, économique, confessionnel et même identitaire. De plus, c’est un petit pourcentage de Libanais qui peut se permettre des libertés festives dans les circonstances dramatiques actuelles, alors que la majorité de la population doit se livrer à une épuisante lutte pour sa survie.

Notre propos concerne donc la dualité observée dans la conduite d’un certain nombre de Libanais. Toutefois, il faut préciser que cette dualité n’est pas récente et concerne un large spectre de la population. Elle est profondément enracinée dans l’histoire tumultueuse de notre pays qui a connu une longue série de conflits, depuis l’insurrection politique et sécuritaire de 1958, en passant par une guerre civile dévastatrice prolongée par une longue guerre froide, suivie de nombreuses autres secousses politiques, économiques et sécuritaires, sans oublier bien sûr l’apocalyptique explosion du port de Beyrouth en 2020 et ses effets dévastateurs sur le corps, l’esprit et les biens de milliers de concitoyens.


L’instabilité chronique au milieu de laquelle les Libanais poursuivent leur existence a façonné une réactivité à but adaptatif, contrôlant leur psychisme et leur conduite, les forçant à dissimuler un état de tension permanente. La proximité constante du danger les a menés à inventer des solutions qui les ont aidés à développer des formes d’accoutumance dans le but de poursuivre une vie à laquelle ils veulent conférer un semblant de normalité. On peut dire qu’au fil du temps, ils ont développé une manière de vivre dans une incertitude permanente, un peu comme des funambules avançant sans regarder le vide au-dessous d’eux par peur de son effet fascinatoire. Ils ont voulu continuer à célébrer la vie, à leur manière, malgré le spectre des dangers et de la guerre. 

Ils ont ainsi développé des mécanismes de défense contre l’angoisse générée par un environnement traumatogène quasi permanent. En dépit de leur effet boomerang, les mécanismes de refoulement, d’évitement et de déni sont devenus des stratégies inconscientes, permettant un certain contrôle des tensions psychosomatiques et des angoisses sournoises, avec pour conséquence un simulacre de normalité dans un environnement chaotique, insécurisant et sans espoir de protection de la part d’un État totalement corrompu et failli.

Un autre mécanisme en œuvre permet de comprendre également cette dualité caractéristique de beaucoup de Libanais: c’est celui du clivage psychique qui la sous-tend. Ce mécanisme se produit, par un effet de césure, entre certaines motions menaçantes et celles qui s’y opposent afin de leur permettre de continuer une existence aussi proche de leurs habitudes que possible. Dans le contexte volatil et fragile actuel, cela leur permet de se persuader d’une utopique stabilité affective.

Cette dissociation à l’œuvre a aussi inconsciemment pour but d’ignorer la transmission générationnelle des traumatismes causés par les guerres qui ont marqué les parents et les grands-parents. De temps à autre, surgissent des souffrances et des désirs de vengeance, cicatrices non refermées d’un passé toujours douloureux, dont on cherche à se débarrasser rapidement afin de retourner au présent d’une vie d’oubli et de plaisir.

Nulle part, cette ambivalence n’est plus éclatante qu’à Tyr. Là, à deux pas de la zone de guerre, pendant que les bombardements retentissent à quelques petits kilomètres de distance, on bronze tranquillement sur les plages, les habitués venant de toutes parts. Derrière cette apparence de revendication individuelle d’une vie de farniente, se terre, dans les profondeurs psychiques, une réalité beaucoup plus sombre, faite d’angoisse sourde et de vigilance constante. Sur les plages de Tyr, les Libanais vivent, à leur insu, cette dualité profonde entre les angoisses de mort et le désir de profiter du soleil et de la vie.

Cette apparente insouciance, si elle offre un exutoire face aux anxiétés, peut néanmoins avoir des effets néfastes en masquant une souffrance psychique bien réelle, comme peuvent en témoigner l’augmentation générale des symptômes psychosomatiques ainsi que celle de la prise d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. Selon un récent rapport de l’Executive Magazine, un Libanais sur quatre souffrirait de troubles mentaux.

Derrière ces conduites d’apparente normalité, quelque chose de forcé transparaît: autant l’état d’insécurité et de danger qui menace de toutes parts est grand, autant devient grand le besoin de le nier et de se persuader de sa propre invulnérabilité. L’adaptation forcenée cache, en réalité, tout le contraire: une vulnérabilité, une fragilité qui appellent à un soutien accru en matière de santé psychique.

Car, si les Libanais ont appris à danser sur le fil du rasoir, à jongler avec les contradictions, cette prouesse a un coût psychique et somatique qu’il serait dangereux de négliger.
David Sahyoun
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