Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«Nous ne sommes jamais moins protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons» - Sigmund Freud
Cette citation de Sigmund Freud est extraite de Malaise dans la culture, publié en 1929.
Pour l’inventeur de la psychanalyse, aimer, c’est accepter de nous libérer de notre carapace, c’est-à-dire de mettre en suspens nos mécanismes de défense habituels qu’inconsciemment nous avons eu besoin de bâtir au cours de notre existence. De consentir à nous placer dans une situation de vulnérabilité extrême, même sans en être entièrement conscients, accordant ainsi à l’être aimé un immense pouvoir sur le cours de notre vie. Freud complète alors sa pensée: «Jamais nous ne sommes davantage dans le malheur et la désaide que lorsque nous avons perdu l’objet aimé et son amour.» C’est le paradoxe même de l’amour: ce sentiment peut se révéler la source des plus grandes satisfactions mais il peut aussi se muer en un véritable supplice, particulièrement lorsque l’être aimé vient à nous manquer, lorsque nous sommes mus par une attente démesurée, par un sentiment d’abandon insupportable, nous retrouvant comme des pantins livrés aux aléas de la relation amoureuse.
Le sacrifice de nos défenses s’accompagne aussi de celui de notre narcissisme, toujours au profit de l’être aimé qui devient le centre de notre univers, dont l’altérité vient heurter notre amour-propre et générer frustration et souffrance. Selon Freud, une partie de notre amour pour l’autre est, en réalité, un amour pour une version idéalisée de nous-mêmes que nous projetons sur cet autre. C’est pour cette raison que, dans la séparation, ce n’est pas seulement la perte de l’autre que nous pleurons, mais aussi la perte d’une partie idéalisée de nous-même investie dans l’autre.
Parce que la relation amoureuse nous plonge dans une situation de grande dépendance affective, les modes de relations archaïques, infantiles, où prévalait la prédominance absolue de l’objet maternel, se réactivent. L’amour nous fait régresser vers ces états de passivité et d’impuissance de la toute petite enfance, attendant de l’autre l’amour, le réconfort, la sécurité et le sentiment de bien-être.
Dans le sillage de Freud, Lacan nous propose un éclairage supplémentaire. Pour ce dernier, l’amour est un sentiment beaucoup plus tragique que tendre. Il est une tentative éperdue de combler un manque originel, une incomplétude fondamentale de l’être parlant. Mais cette quête est vouée à l’échec, car l’union rêvée avec l’autre est impossible. Si l’amour est une force qui vient tout chambouler, c’est parce qu’il est guidé par un désir toujours insatisfait, cherchant continuellement un objet au-delà de celui qui est présent. Le véritable amour, nous dit Lacan, consiste alors à reconnaître et à accepter ce manque, en soi et en l’autre. Aimer vraiment, c’est consentir à la différence, à la non-correspondance des désirs. C’est s’ouvrir à une altérité radicale, avec les risques que cela comporte.
Cette conception de l’amour comme rencontre avec le manque fait écho aux travaux de Mélanie Klein sur l’ambivalence des premiers liens affectifs. Pour elle, l’amour est d’emblée associé à la haine, car l’objet aimé est aussi source de frustration. Les relations précoces à la mère, faites de gratifications et de déceptions, structurent notre façon d’aimer et de gérer la souffrance qui en découle. Winnicott, quant à lui, souligne l’importance d’un amour maternel «suffisamment bon» pour aider l’enfant à supporter l’angoisse de la séparation. Ces expériences fondatrices laissent une empreinte indélébile sur notre vie amoureuse d’adulte. Car toute histoire d’amour rejoue, d’une certaine manière, le drame des premières séparations. Comme le montre Lacan avec le stade du miroir, la construction de notre identité passe par un arrachement douloureux au corps maternel. Cette coupure inaugurale laisse en nous une nostalgie d’une complétude perdue, un désir inassouvi de fusion avec l’autre. Et c’est ce désir qui nous pousse vers l’aventure amoureuse, avec son lot de rêves et de déceptions.
Toute la culture se fait l’écho de cette vulnérabilité amoureuse. La littérature, le cinéma, la peinture regorgent d’histoires où l’amour se conjugue avec la souffrance. Des amants maudits tels Tristan et Iseut, aux déchirements d’Anna Karénine, en passant par les tourments de Werther, les œuvres d’art ne cessent d’explorer les mille visages de la douleur amoureuse.
Dans le film de Michel Gondry par exemple, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, la complexité de la relation amoureuse et de la souffrance qui accompagne sa perte illustrent bien nos propos. Joel, éploré, livré à une souffrance indicible, entre en contact avec l’inventeur d’une machine à effacer les souvenirs. Mais, au cours du procédé, il découvre, paradoxalement, qu’il ne veut plus que sauvegarder à tout prix ce dont justement il cherchait à se débarrasser.
Ces représentations fictionnelles font plus que nous émouvoir. En nous plongeant dans ces drames amoureux, nous revisitons nos propres blessures, nos propres manques. À l’instar de Joel, peut-être peuvent-elles nous aider à accepter notre vulnérabilité, à tolérer notre mise en danger face aux risques de la rencontre et de la perte. Car, aimer, c’est consentir à notre insuffisance ontologique, à notre incomplétude foncière. C’est accepter que l’autre ne soit pas tout pour nous et que nous ne soyons pas tout pour l’autre. C’est renoncer à la chimère de la fusion, de «ne faire qu’un», pour s’ouvrir à l’altérité, à la différence, à la séparation. Et c’est dans cet espace entre soi et l’autre, dans cette béance qui nous constitue, que l’amour peut alors déployer toutes ses potentialités créatrices.
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