Dix mois après le début de la guerre, les jeunes libanais livrent une nouvelle bataille, celle du bien-être mental et émotionnel. Leurs sentiments vacillent entre peur, espoir et dissociation. À l’occasion de la Journée internationale de la jeunesse, Ici Beyrouth explore la manière dont quatre jeunes libanais, issus de milieux différents, gèrent leurs émotions dans un contexte de tensions croissantes.
Une déflagration est entendue au loin. La peur est palpable dans les rues de Beyrouth. Les yeux, lourds d’anxiété, sont rivés sur les écrans des téléphones, dans l’attente d’informations. L’on se demande si le bruit est celui d’une frappe directe dans la capitale, ou s’il s’agit d’un simple franchissement du mur du son.
Les péripéties de la guerre entre le Hezbollah et Israël pèsent considérablement sur le bien-être mental de la population libanaise. Alors que les personnes expérimentées, portant les cicatrices des conflits passés, parviennent à percevoir un semblant de normalité, les jeunes, eux, voient les choses sous un autre angle.
Des citoyens libanais fouillent un immeuble détruit par une frappe israélienne contre le village de Dibbin au Liban-Sud. (AFP)
Un monde à part
Pour certains jeunes résidant en dehors des zones de conflit, la guerre semble être un événement lointain. Tamer, 17 ans, un élève de classe secondaire vivant à Beyrouth, évoque la notion de détachement. Selon lui, même si le conflit fait rage à une certaine distance, l’incertitude généralisée est susceptible d’entraîner une instabilité dans la vie de tous les jours. Cependant, les inquiétudes de Tamer se manifestent de manière différente: «Nous nous inquiétons un peu, quand même, surtout quand la guerre commence à se rapprocher de nous. Elle peut chambouler nos plans, comme l’école et d’autres activités.»
Pour d’autres, le mur du son rappelle, non sans traumatismes, une tragédie passée, celle de la double explosion du port de Beyrouth, survenue le 4 août 2020. «Cette guerre psychologique fait ressurgir mon traumatisme, qui remonte au 4 août. Je ne peux plus supporter les bruits forts. Même les sons de moindre ampleur, comme celui d’un camion qui passe, me font sursauter», explique Jane, une étudiante de 20 ans qui habite à Hamra. «C’est la raison principale pour laquelle je ne peux plus vivre au Liban», ajoute-t-elle.
Une jeune libanaise portant le drapeau libanais sur ses épaules contemple les silos de grains endommagés situés dans le port de Beyrouth. 11 août 2020. (AFP)
En quête de sécurité, la famille de Jane a quitté le Liban après la double explosion du port de Beyrouth. Jane, elle, confie que ses crises de panique et son trouble de stress post-traumatique (TSPT) sont exacerbés à chaque visite au Liban: «Je pense à l’explosion chaque jour, le bruit résonne régulièrement dans ma tête. Ça m’a profondément traumatisée», affirme-t-elle.
La guerre à proximité
Pour ceux qui résident au Liban-Sud, la guerre est une réalité pesante et inexorable. «La situation est terrifiante, nous sommes contraints de chercher refuge ailleurs pour pouvoir subvenir à nos besoins», déplore Ahmad, un adolescent de 14 ans qui étudie au Marjaayoun National College. «Je suis déprimé à cause de la situation. Je ressens le besoin constant de protéger mes bien-aimés et j’ai peur de les perdre. Ça affecte ma santé mentale», a-t-il ajouté.
Face à l'inévitabilité du chaos, certains adolescents comme Adam, 14 ans, qui fréquente la même école qu'Ahmad, ont opté pour la dissociation, un mécanisme de défense né d’une accoutumance à l’adversité.
De surcroît, la guerre a affecté la scolarisation des élèves au Liban-Sud. «On ne pouvait plus aller à l’école. On a dû passer à l’enseignement en ligne sans pouvoir terminer tout le cursus. De plus, nous avons eu des problèmes de connexion quand notre générateur a été bombardé», affirme Ahmad.
Des garçons jouent dans la cour d’une école à Tyr où des familles de déplacés libanais – ayant fui leurs villages près de la frontière sud – ont cherché refuge le 19 octobre 2023. Les déplacés en question étaient en quête de sécurité en raison des tensions croissantes entre Israël et le Hezbollah à la frontière. (AFP
Malgré tout, Ahmad ne perd pas espoir: «Je prie pour la paix au Liban, pour que tout redevienne comme avant. Mon Liban me manque.»
L’impact de la guerre sur la santé mentale
Maya Bou Khalil, psychologue clinicienne et psychanalyste, a expliqué à Ici Beyrouth l’impact du franchissement du mur du son sur les jeunes: «Pour ceux qui souffrent de TSPT, des sons pareils peuvent exacerber les symptômes, comme les pensées intrusives, l’émoussement affectif et les difficultés de concentration. Ces bruits qu’ils ne peuvent pas prévoir peuvent affecter leur sentiment de sécurité même dans des environnements sûrs, entraînant une vulnérabilité et une détresse accrues.» Elle affirme également que le stress et l’anxiété causés par ces sons peuvent changer le comportement des jeunes, les rendant plus agressifs et plus réservés.
Aux mécanismes psychologiques susmentionnés s’ajoute le «splitting», ou le «clivage du moi», qui provoque une dichotomie tranchée du bien et du mal, affectant la perception d’une situation donnée. «À certains égards, le clivage du moi peut être un mécanisme de défense efficace qui empêcherait l’effondrement total. Mais si ce mécanisme échoue, la perception du moi et des relations sera fragmentée et le patient sera en état de détresse aigüe», ajoute-t-elle.
12 mars 2024 : un jeune s’asseoit sur un véhicule endommagé près d’un immeuble détruit par une frappe israélienne nocturne contre la ville de Baalbek située au centre-Est du Liban. (AFP)
Un lourd tribut
Alors que le spectre de la guerre hante le Liban, un conflit générationnel fait surface, les jeunes étant tiraillés entre évitement et engagement.
Nasri Messarra, chef du département de sociologie à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, lie ce phénomène à «un manque de culture quant à la guerre, qui rend les jeunes particulièrement sensibles à son aspect violent».
Selon M. Messarra, «une partie de l’ancienne génération pousse les jeunes à la guerre, tandis que l’autre évite d’aborder le sujet, pour protéger ses enfants des traumatismes. Ceci cause un détachement vis-à-vis des atrocités des conflits, à savoir la destruction, la famine et le handicap.»
«Lorsque les jeunes voient des photos de Gaza, ils risquent de ne pas réaliser que cette même destruction peut les affecter à eux aussi. Or, des événements de ce type ont déjà eu lieu au Liban, durant la guerre civile et la guerre de 2006.»
Un garçon se tient debout sur le balcon d’un immeuble ravagé par la guerre civile libanaise situé dans le quartier de Ras al-Nabeh. La guerre civile a éclaté le 13 avril 1975 et a pris fin en 1990 avec la signature des accords de Taëf.
M. Messarra explique que le manque de consensus autour de l’Histoire du Liban moderne – mal enseignée dans les écoles – perpétue le cycle de la guerre. «Sans conscience de l’Histoire, les Libanais continueront de se faire la guerre chaque décennie», clarifie-t-il.
Dans le même temps, certains jeunes ont une perception erronée de la guerre. Ceux-ci croient que les effets de la guerre sont instantanés, comme la double explosion du port de Beyrouth, et ne s’inscrivent pas dans la durée.
«Les jeunes, qui n’ont pas connu la guerre civile libanaise et se souviennent à peine du Liban d’avant-1990, perçoivent la guerre comme génératrice d’une destruction immédiate uniquement parce qu’ils n’ont pas ressenti ses effets à long terme», conclut M. Messarra.
L’absence d’un récit cohérent de l’Histoire du Liban exacerbe davantage la violence et menace de plonger les générations futures dans des conflits sans fin. Façonnée par l’influence des autres et des souvenirs épars, la perception erronée de la guerre chez les jeunes dépeint la réalité amère d’une nation en proie à une lutte constante pour son identité et sa survie.
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