Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«Lorsque celui qui chemine dans l’obscurité chante, il nie son anxiété, mais il n’y voit pas pour autant plus clair.»
Cette métaphore poétique de Sigmund Freud, extraite de son ouvrage Inhibition, symptôme et angoisse, condense, avec une acuité saisissante, sa conception de l’angoisse comme affect, comme un signal lié à une situation de danger. Chanter dans le noir, nous dit Freud, c’est tenter désespérément de conjurer l’angoisse face à l’inconnu et aux ténèbres, sans pour autant modifier d’un iota la réalité menaçante à laquelle nous sommes confrontés.
Pris dans le fracas de leur histoire qui vient faire effraction dans leur vie quotidienne, les Libanais se confrontent sans cesse à un sentiment d’angoisse dont ils parviennent, péniblement parfois, à percevoir son vrai visage et sa puissance de dévastation, aussi bien psychique que physique. Soumis depuis des décennies à des répétitions traumatisantes, à une guerre larvée et sans fin, à une instabilité politique chronique, à l’emprise de prévaricateurs fixés psychiquement aux stades archaïques de leur développement affectif, le Liban ou sa défroque actuelle est devenu le théâtre d’une angoisse paroxystique et protéiforme.
Sous les apparences trompeuses de la résilience et du déni, la population libanaise ploie sous le poids d’une appréhension constante et indicible. Chaque instant de la vie quotidienne est parasité par la conscience aiguë d’un danger imminent, imprédictible, susceptible de venir fracasser à tout moment le fragile vernis d’une apparente normalité.
Face à cette menace diffuse et omnipotente, les stratégies de survie psychique se multiplient, aussi inventives que désespérées. Fuite en avant dans les paradis artificiels, dans le divertissement compulsif, dans l’agitation maniaque, sont autant de tentatives pour maintenir à distance cette angoisse sournoise et pernicieuse qui ne lâche pourtant jamais sa proie. Car, derrière cette façade d’insouciance forcée, se terrent des blessures béantes, des traumatismes ineffaçables qui minent en profondeur le tissu psychique, individuel et social.
Mais cette angoisse libanaise, aussi singulière soit-elle dans son intensité et sa persistance, dépasse son cadre géographique : elle nous parle aussi de la condition humaine dans son universalité. Elle révèle, comme à travers un miroir grossissant, cette part d’ombre tapie au cœur de notre être, comme la dépeint le psychanalyste Christian Jeanclaude, cette inquiétude fondamentale qui nous constitue en tant que sujets désirants et mortels. En ce sens, le Liban est peut-être le nom paradigmatique de notre rapport intime et douloureux à l’angoisse.
Dans l’œuvre de S. Freud, l’angoisse se distingue de la peur. Celle-ci se déclenche face à un danger bien réel et identifiable. L’angoisse, elle, apparait comme relative à une menace indéterminée, la compagne inséparable du désir et de la pulsion, le revers intime du refoulement, le signal d’alarme d’un Moi aux abois, face à la pression des représentations inconscientes. Angoisse de castration, angoisse de perte, angoisse de mort, l’angoisse est pour Freud le roc immuable sur lequel vient se briser l’illusion de la toute-puissance du sujet et de son déni d’un manque impossible à combler.
Lacan, dans un mouvement d’approfondissement et de subversion, viendra nouer plus étroitement encore l’angoisse à la structure même du sujet. Pour lui, l’angoisse surgit dans la béance du désir de l’Autre, lorsque vacille la scène du fantasme qui voilait le «troumatisme». L’angoisse devient l’affect qui ne trompe pas, la boussole paradoxale qui oriente le sujet vers sa vérité désirante, c'est-à-dire vers la recherche inconsciente de l’objet de son désir, trop proche ou trop éloigné, créant une tension insoutenable. Car cette vérité subjective est impossible à regarder en face, sinon au prix d’un dessaisissement radical, autrement dit au prix de la découverte déconcertante qui force le sujet à admettre, avec Freud, que notre moi «joue le rôle de stupide auguste qui met son grain de sel partout pour que les spectateurs croient que c’est lui qui dirige tout ce qui se passe.»
Interrogeons maintenant ceux qui, par leurs créations et leur profonde sensibilité, parviennent à toucher cet indicible en nous: les poètes, les écrivains et les artistes. Ils décrivent l’angoisse comme l’ombre portée par notre condition d’êtres parlants. De Maupassant et son Horla qui décrit la lente déliquescence d’un homme en proie à une présence invisible et menaçante, à Kafka et ses personnages pris au piège de situations oppressantes et incompréhensibles dans La Métamorphose ou Le Terrier, en passant par Sartre et sa Nausée qui plonge Roquentin dans une angoisse viscérale face à l’absurdité du monde, la littérature n’a cessé d’ausculter cette «inquiétante étrangeté» qui rôde au cœur de notre être, cette angoisse ineffable qui nous étreint sans que nous puissions jamais tout à fait en démêler les causes.
Face à cette épreuve existentielle, la psychanalyse se présente comme la voie la plus féconde. Non pas comme une recette miracle qui ferait disparaître l’angoisse par quelques tours de passe-passe, à l’issue de quelques séances, mais comme une invitation à la reconnaître, à lui faire une place, à transformer son plomb en or. Au fil de la thérapie, le sujet peut apprendre à apprivoiser son angoisse, à en faire une boussole exigeante plutôt qu’un fardeau écrasant. À défaut de la réduire à néant, il s’agit de composer avec elle, de la transmuer en un aiguillon précieux pour se réinventer et s’affranchir.
Car l’angoisse, pour peu qu’on ose l’accueillir, est aussi une injonction puissante à la lucidité, au dévoilement, à la métamorphose intérieure. Elle est ce viatique paradoxal qui nous arrache à nos illusions confortables pour nous pousser sur les chemins escarpés d’une vérité plus authentique. En ce sens, elle est peut-être le plus précieux des affects, celui qui nous rappelle inlassablement à notre humanité foncière, dans ce qu’elle a de plus brûlant et de plus vivant. À nous de lui faire une place, de la reconnaître comme cette part déplaisante en nous, mais qui recèle aussi notre plus intime liberté.
Comme nous y invite René Char dans ses Feuillets d’Hypnos:
«Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Mort. Toute la place est pour la Vie».
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