Le Liban, la fin d’une ère ou celle d’un pays

L’entrée en guerre du Liban s’effectue cette fois-ci sous les auspices de l’irréversibilité et de la rupture. La rupture du Hezbollah et de la mouvance du fascisme chiite et de sa structure réticulaire s’effectue par un double biais, celui du rejet du Pacte national libanais et de la subversion de l’ordre régional pilotée par l’islamisme chiite iranien. Nous avons affaire à une double césure, celle qui détruit la raison d’être nationale du pays et celle qui cherche à détruire un ordre régional qui a perdu ses amarres géopolitiques et normatives. Nous vivons dans les interstices d’une réalité en voie de disparition et ceux d’une réalité inchoative.
La tonalité et la nature des énoncés idéologiques, qui prédominent en milieu chiite, sont incompatibles avec la doxa nationale libanaise et ne peuvent, en aucun cas, servir les politiques d’accommodement requises dans un contexte national aussi fragilisé que le nôtre. La doxa chiite prévalante s’inscrit dans une démarche de subversion intentionnelle où la violence, l’obscénité et le révisionnisme historique grotesque servent de modulateurs aux actions politiques et militaires en cours.
La guerre au Liban-Sud, comme l’a très bien expliqué le général Maroun Hitti (Ici Beyrouth, 23 août 2024), a tourné court et elle est loin de desservir les objectifs de la politique de subversion initiée au lendemain du 7 octobre 2024. Les évolutions militaires sur le terrain vont donner lieu à des mutations géostratégiques qui vont changer la donne sécuritaire et géopolitique et remodeler le paysage politique. La logique de rupture dans laquelle s’inscrit la démarche politique en milieu chiite remet en cause la légitimité nationale du Liban, la normativité politique du pays qui se recommande d’une démocratie libérale où le pluralisme axiologique, la discursivité et la consensualité servent de principes régulateurs. Or cette culture est expressément remise en cause afin de donner lieu à une politique de subversion qui recycle les schémas de dictature totalitaire, qui avalise les politiques de domination sectaire adossées sur des régimes d’expropriation morale et politique (la doxa chiite parle de manière décomplexée de prédation, de réquisition des terres et des femmes et de déchéance des droits humanitaires et civiques qui, de toute manière, sont rejetés en bloc au nom de la jurisprudence musulmane).

Ce discours reproduit des thèmes et des pratiques qui sont communs aux islamismes, dans leurs versions quiétiste et militante, et qui ont été mis en application par Al-Qaïda et Daech tout au long des deux dernières décennies. Il s’agit d’une révocation idéologique qui rend impossible tout échange basé sur la réciprocité morale, l’égalité citoyenne et la recherche d’une solution politique négociée. La brutalité des ruptures révèle les incommensurabilités normatives et leur impact sur les cadres de socialisation et leurs incidences sur les liens civiques et de citoyenneté. Il est grand temps de parler d’une «citoyenneté différenciée» et d’élaborer des architectures institutionnelles alternatives qui mettent fin aux effets pervers d’une présumée «citoyenneté commune» qui surfe sur des béances normatives et politiques abyssales.
Les aléas sécuritaires et stratégiques qui caractérisent le contexte actuel nous renvoient à deux apories politiques et institutionnelles dans un pays assujetti de manière cyclique à des régimes de tutelle et de souveraineté limitée, à des engrenages conflictuels délibérément induits par des acteurs hybrides et aux équivoques d’une souveraineté territoriale nominale battue systématiquement en brèche. Lorsque des formations politico-terroristes et mafieuses s’arrogent des prérogatives souverainistes, se permettent de bafouer le principe de l’État de droit et entendent s’imposer en interlocuteurs sur la scène internationale, on est en droit de s’interroger sur l’avenir de cet État, sur sa légitimité et sur les ambiguïtés statutaires et relationnelles qui s’y rattachent. Nous faisons sûrement face à des dilemmes réels et de principe sur lesquels il faudrait se prononcer.
Autrement, la politique de «pérennisation des conflits» et de normalisation du crime organisé qui servent de leviers essentiels dans la politique de subversion conduite ostensiblement par le Hezbollah font appel à l’urgence de la réhabilitation de l’État de droit, à la mise en œuvre d’une réforme institutionnelle qui mette fin à cet état de chaos et à la remise en marche d’une dynamique citoyenne qui permet de décoloniser l’espace public, de mettre fin au règne des oligarchies alternées et de redonner la parole aux citoyens subjugués par des politiques multiples d’expropriation.
La sortie par effraction de cet état de guerre permanente, celui de tous contre tous et de la conflictualité diffuse, est préjudicielle à tout échange politique sensé. Les mutations géostratégiques en cours doivent inexorablement déboucher sur des réformes structurelles qui remettent le pays sur le chemin de la normalisation et contribuent à la mise en place d’un ordre régional stable et soustrait aux aléas de l’arbitraire politique dans une région qui évolue entre les régimes totalitaires, le chaos institutionnalisé et l’engendrement continu des conflits.
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