Compositeur majeur de la musique contemporaine française, Gilbert Amy continue de rayonner à l'aube de ses 88 ans. Depuis sa résidence de Courbevoie, il nous invite à explorer son univers musical en revisitant le passé et en appréhendant le présent et le futur de la musique d’art occidentale.
Dans sa chaleureuse résidence de Courbevoie, à une poignée de minutes de Paris, Gilbert Amy descend les escaliers avec une énergie juvénile. À peine vient-il de fêter ses 88 printemps, et pourtant, son esprit rayonne d'une fraîcheur intemporelle. On pourrait presque croire qu'il appartient à l'éternité. «Le jardinier a transformé mon jardin en un véritable paradis», plaisante celui dont les compositions ont profondément influencé la musique d’art occidentale de la seconde moitié du XXe siècle, voire de celui d’après. «Venez, installons-nous dans mon bureau», propose-t-il en indiquant le chemin. Dans cette pièce, un vieux mais magnifique Steinway trône en majesté, celui-là même qui a vu naître, sous les doigts du maître français, des œuvres avant-gardistes, destinées à marquer leur époque. Peut-être même au-delà. Un moment de silence s’installe. Le regard volubile de l’octogénaire, d’un bleu saphir perçant, semble retracer, dans ces instants suspendus, les chapitres d’une longue et riche histoire.
Intimité de la musique
Alors que les décennies se bousculent dans l’océan de ses pupilles, Gilbert Amy brise ce silence et lance d'une voix chargée de nostalgie: «Comment va le Liban?» Le compositeur semble visiblement conserver un vif souvenir de son séjour au pays du Cèdre, marqué par sa participation au Festival de la grotte de Jeita en 1971. «Ce regain de graves tensions au Proche-Orient nous inquiète énormément», poursuit-il aussitôt. Parenthèse refermée, il est temps de s'immerger dans l'intimité de la musique. Au cours des siècles, la scène musicale (dite) classique a été façonnée par des figures éminentes, dont l'influence a été cruciale dans l'évolution stylistique, esthétique et formelle de cet art. De Bach à Beethoven, de Chopin à Rachmaninov, de Debussy à Stravinsky, de Bartók à Boulez en passant par Schönberg, chaque période a vu éclore des talents exceptionnels, contribuant à l'enrichissement perpétuel du répertoire musical. Au sein de cette lignée de visionnaires, Gilbert Amy se distingue comme une figure centrale dans l'évolution de l'atonalisme contemporain.
Âge d’or de la musique
Disciple d’Olivier Messiaen, Darius Milhaud et Simone Plé-Caussade, entre autres, Gilbert Amy s’est d’abord imprégné des œuvres de Béla Bartók et d’Igor Stravinsky, avant de se tourner vers les innovations de la Seconde école de Vienne. Inspiré par les idées avant-gardistes de la génération de 1925, comprenant Karlheinz Stockhausen, Luigi Nono et, bien entendu, Pierre Boulez, il intègre la révolution atonale qui marquera le schisme entre la musique d'art occidentale et le système harmonique tonal. Cette rupture, résolument radicale, visait à libérer le son des «contraintes» séculaires qui l'avaient jusqu'alors «restreint». «La musique tonale représente l'âge d'or de la musique, mais on ne peut désormais plus y revenir», affirme Gilbert Amy de manière catégorique. Ce membre de l'Académie des beaux-arts a été un acteur clé dans l'exploration et la diffusion des techniques de la musique sérielle, apportant à la fois une critique acerbe aux conventions traditionnelles et une contribution significative à l'évolution du langage musical postmoderne.
Pieds boiteux
«Ma musique résulte d'un croisement – non pas dans un sens péjoratif, mais catégoriel – entre divers styles. Dans ma jeunesse, j'ai été profondément marqué par la musique symphonique. Mon père m'emmenait aux concerts, et j'ai ainsi baigné dans le grand répertoire classique, romantique, et un peu du XXe siècle», raconte Gilbert Amy. Lorsqu'il s'est résolu à vouer sa vie à la composition, il s'est «essayé» dans des formes plus ou moins classiques, en composant un concerto pour piano ou encore une ouverture. Ces tentatives lui paraissaient toutefois vaines, car il ne possédait pas encore les outils indispensables à leur pleine réalisation. «Lorsque j'ai acquis ces outils à travers l'étude de l'harmonie, du contrepoint et de la fugue, je me suis aperçu qu’on vivait sur des pieds boiteux. Je faisais des études extrêmement tonales et puis dans la composition j’avais des aspirations qui n’avaient rien à voir avec cette écriture», fait-il remarquer en soulignant: «Je me suis rendu compte que notre époque contemporaine était déséquilibrée parce qu’on faisait des études classiques qui finalement ne débouchaient sur rien de concret sur le plan de la création de la nouvelle musique.»
Logique scolastique
Le compositeur s’est finalement doté d’une palette d’outils, qu’il a mis, «autant que possible», au service d’une musique hybride aux influences multiples. D’un côté, il puise dans la tradition française – dans la lignée de Claude Debussy et Olivier Messiaen –, caractérisée par une richesse harmonique et une finesse des timbres, et où l'exploration des couleurs orchestrales joue un rôle central. De l’autre, il s'inspire de la tradition germanique de la Seconde école de Vienne (représentée par Arnold Schönberg, Alban Berg, Anton Webern), qui opère une rupture radicale avec la tonalité pour explorer le sérialisme et une nouvelle forme d'expressivité, redéfinissant les structures musicales à travers l’atonalité et l’innovation formelle. «J’ai choisi l’aventure. Puis, j’ai rencontré Olivier Messiaen qui m’a ouvert les yeux sur l’hybridation. Il m'a alors appris qu'il n'existe pas une seule musique, mais une multitude de musiques. Et il arrive que ces dernières se croisent. C’était une nouvelle façon d’appréhender la musique comme un réservoir de procédés qui ont évolué avec le temps et qui ne se sont jamais complètement fixés dans une logique scolastique», explique le compositeur.
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