Gilbert Amy constate que l’époque contemporaine est marquée par une mobilité constante des principes musicaux, influencée par la technologie et les médias, tout en affirmant que l’intelligence artificielle ne pourra jamais remplacer l’essence humaine de l’art musical. Entretien.
L’infini turbulent. Un surnom évoquant la vigueur et l’intransigeance d’un compositeur pour qui la musique n’était jamais un simple langage prédéfini, mais une matière à modeler, et surtout remodeler, voire bousculer de fond en comble. Ainsi fut baptisé Gilbert Amy lors d'un colloque organisé, en 2016, par le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon. Celui qui, entre 1984 et 2000, en fut d’ailleurs le directeur. Aujourd’hui, dans la pénombre de son bureau, la silhouette légèrement voûtée par le poids des années, il retire un volume d’une étagère encombrée, les doigts effleurant la reliure poussiéreuse. C’est la Cinquième Symphonie de Beethoven. Un léger sourire, presque imperceptible, traverse ses lèvres. Lui qui, toute sa vie, avait lutté avec véhémence contre la musique tonale, confesse désormais, dans le calme apaisé de ses réflexions, que le temps a émoussé ses anciennes certitudes. Le feu de la jeunesse, qui autrefois rejetait tout compromis, s’est transformé en une flamme plus douce, moins acérée, laissant place à une compréhension plus nuancée de ce qu’il avait combattu si ardemment.
Nouvelle musique
Après avoir feuilleté les pages de la partition beethovénienne, commentant au passage les subtilités de l'œuvre, Gilbert Amy se lève et se dirige vers le piano. Ses doigts glissent d’abord sur les touches, égrenant quelques gammes avec une aisance naturelle, avant de se laisser porter par les premières notes d’un prélude de Chopin. Cette pièce lui rappelle inévitablement Yvonne Loriod, l’épouse de l’illustre Olivier Messiaen, qui, des décennies auparavant, lui avait insufflé l’art de l’interprétation pianistique. «Chopin est une mine de raffinement harmonique et de finesse dans l’écriture pianistique», affirme le compositeur après avoir achevé le dernier accord. Malgré son ouverture actuelle à la musique d’art tonale (qui a été prédominante en Europe entre la fin du XVIIe siècle et la moitié du XXe siècle), Gilbert Amy demeure un défenseur, voire pionnier, de la musique atonale, la nouvelle musique d’art occidentale de l’ère post-moderne (à partir de la seconde moitié du XXe siècle).
Ère post-post-moderne
«L’époque post-moderne est déjà dépassée. Nous sommes actuellement dans l’ère post-post-moderne. Dans les années 50-60, le langage musical était en formation, et il n’avait rien à voir avec la tonalité. Cependant, il y a également eu des pas de côté, comme, par exemple, la chance music représentée par John Cage, qui consiste en l’introduction du hasard dans la musique», explique l’artiste octogénaire. Ainsi, il y avait, selon lui, d’un côté des musiciens qui croyaient dans l’écriture précise et la note fixée, suivant des schémas très précis, et de l’autre ceux qui cherchaient à déconstruire cela, notamment Cage, en «laissant passer n’importe quoi à la place du langage», créant ainsi une forme d’improvisation généralisée. «Aujourd’hui, nous vivons dans une situation extrêmement différente, car nous évoluons dans un monde de plus en plus individualisé, surtout en Occident, où chaque individu veut être un cosmos», poursuit Gilbert Amy, en précisant que cette tendance touche aussi bien les compositeurs que les peintres ou les architectes. Et de poursuivre, «Ce ne sont plus tellement les courants qui comptent, mais surtout les personnages qui manipulent les éléments. À 88 ans, ayant vécu plusieurs vies en quelque sorte, je constate qu’autrefois il y avait des modèles à suivre et des réalités à construire. De nos jours, les créateurs évoluent selon leur propre vision, sans se conformer à des critères précis».
Mobilité des principes
L’influence des médias aurait également joué un rôle prépondérant dans l’évolution de ce qui sera dénommé l’industrie de la musique. «Des organismes, comme l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), ont également été créés dans le but de transformer le son, de le générer par des machines et des calculs – une perspective déjà anticipée par des musiciens visionnaires comme Iannis Xenakis», note le compositeur qui avait également mené une brillante carrière de chef d’orchestre, avant de souligner: «Nous nous sommes alors retrouvés confrontés à une sorte de mobilité constante des principes. Nous ne nous sentions plus dans une ligne directrice; nous avions le sentiment de devoir être un individu parmi d’autres, plus ou moins créatifs».
Quant à la réduction de l’ensemble de la hiérarchie musicale à l’échelle du son, l’artiste se montre catégorique. «Un compositeur digne de ce nom vise à créer une œuvre avec un grand o, à travers des ouvrages individuels qui représentent des avancées, des styles et des instrumentations variés. Cependant, au final, ces contributions individuelles se rassemblent pour former une œuvre cohérente», explique-t-il. Gilbert Amy, élevé au rang de commandeur de l'Ordre des Arts et des Lettres en 2013, conteste fermement l’idée que tous les sons se valent. Cette opinion se heurte à la perspective de John Cage, qui avec son concept de chance music, considérait que le do en soi n’avait pas de valeur particulière, pouvant aussi bien être un si ou un fa dièse. «Cela est évidemment contraire à toute l’éducation musicale que nous avons reçue: la formation de l’oreille, qui consiste précisément à considérer que la musique digne d’être citée est celle qui est organisée, entendue, logique et façonnée par des siècles d’écriture», ajoute-t-il.
Intelligence artificielle
Gilbert Amy constate que certaines approches contemporaines semblent tourner le dos à la recherche du langage musical. À cela s’ajoute un autre élément perturbateur: l’introduction de la technologie. Il exprime ainsi ses doutes avec conviction: «Je pense que l’intelligence artificielle appliquée à la musique est une impasse. Bien que les algorithmes puissent imiter l’intelligence humaine et produire des résultats plausibles, ils ne pourront jamais créer une œuvre d’art véritable. Un algorithme ne pourra ni peindre un tableau ni composer une musique avec l’essence humaine. Je n’y crois pas. Sur le plan créatif, il y demeure cette étincelle purement anthropologique que nous appelons musique, et aucune machine ne peut la remplacer.» Le maître français, qui avait côtoyé de grands compositeurs, dont Igor Stravinski, à qui il avait dédié en 1966 une œuvre pour voix et orchestre intitulée Strophe, serait-il rassuré par l’évolution de l’art musical? «C’est une question qui ne me préoccupe pas, car la vie humaine se termine un jour. Nous devenons alors des témoins actifs d’une époque. Franchement, je n’ai aucune idée de ce que deviendra la musique à l’avenir. Je dois admettre que c’est un problème que je ne peux pas résoudre», répond-il en posant son point final.
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