Bruno Bettelheim: L’amour ne suffit pas

Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
Bruno Bettelheim racontait que, lorsqu’il donnait une conférence à des parents à Chicago, il se trouvait toujours une mère pour lui poser la question suivante: «Et l’amour?». À quoi il répondait: «L’amour ne suffit pas», titre qu’il a donné à son livre sur la thérapie des enfants gravement perturbés.
Il n’est pas rare, de nos jours, d’entendre des parents déclarer qu’il suffit d’aimer ses enfants pour que tout aille bien, encouragés en cela par tout le courant positiviste qui règne en maître. L'amour parental serait la panacée, le sésame d'une relation parent-enfant harmonieuse et d'un développement sans heurts. Beaucoup, au Liban, sont d’ailleurs persuadés de l’existence d’un amour inconditionnel parental qu’ils retrouvent même dans les plats cuisinés! Qu’en est-il en réalité?
Nous avons déjà vu que l’amour s’associe toujours à la haine. C’est un couple indissociable que l’on rencontre dans toutes les relations, y compris celles entre les parents et les enfants. L’amour inconditionnel est une nostalgie idéalisée, un peu comme cette Arlésienne dont tout le monde parle et qui demeure introuvable.
Lorsqu’il existe, l’amour des parents comporte toujours une part de narcissisme, c'est-à-dire d'amour de soi à travers l'autre. L'enfant est aimé comme une extension de soi, comme un miroir flatteur dans lequel le parent contemple sa propre image embellie. «His Majesty the Baby», disait Freud pour décrire cette position de toute-puissance narcissique dans laquelle les parents installent leur progéniture.
Cet amour narcissique n'est pas entièrement négatif. Il est même nécessaire au bon développement de l'enfant. C'est parce qu'il se sent investi comme un être merveilleux et unique que le nourrisson développe un sentiment de confiance en lui et en la vie. Les regards émerveillés de ses parents sont le premier miroir dans lequel il apprend à s'aimer lui-même.
Cet amour-passion comporte néanmoins des risques. Risque de faire de l'enfant un objet idéalisé, porteur des rêves et des ambitions inassouvis des parents. Risque de ne pas voir l'enfant réel, avec ses forces et ses faiblesses, ses désirs propres qui peuvent diverger du scénario parental. Risque enfin de ne pas poser les limites nécessaires, de céder à tous les caprices par peur de perdre l'amour de cet enfant si précieux.
C'est là que la question de l'autorité prend tout son sens, à condition de ne pas la confondre avec la tyrannie. L’autorité doit être comprise comme le consentement réciproque à une loi juste, à laquelle adhèrent parents et enfants. Ces derniers ont besoin d'un cadre éducatif pour que l’amour porte ses fruits. Les parents doivent savoir dire non, poser des interdits structurants, même si cela suscite momentanément la colère ou la frustration de l'enfant. Dolto écrit à ce sujet: «L’important, c’est qu’un enfant puisse toujours dire ce dont il a envie, mais pas toujours le faire».

Car c'est aussi de l’amour que de savoir mettre les interdits, avec équité, aux pulsions destructrices présentes chez tout être humain. Françoise Dolto parlait des «castrations symboligènes», ces renoncements nécessaires que l'enfant doit accomplir, avec l’aide des parents, pour grandir et acquérir une plus grande autonomie. Renoncer au sein maternel au moment du sevrage, délaisser le plaisir de faire pipi-caca dans ses langes lors de l'acquisition de la propreté, renoncer à la possession exclusive du parent de sexe opposé lors du complexe d'Œdipe... Autant d'étapes cruciales où l'enfant a besoin d'être accompagné avec compréhension, mais aussi avec fermeté.
Cela suppose de la part des parents de corriger leur amour narcissique, d'accepter de décevoir un peu cet enfant-roi pour l'aider à grandir. Cela implique de renoncer à une conception mythique d'un amour parental totalement inconditionnel et désintéressé. Comme le soulignait Winnicott, la «mère suffisamment bonne» n'est pas une mère parfaite et totalement dévouée, mais une mère qui sait doser amour et frustration, présence et absence.
Nous le savons maintenant, l’amour véritable est celui qui reconnaît à l’enfant le droit à l'altérité, celui qui, non seulement accepte, mais encourage son désir émergent à se séparer et à tracer sa propre voie. Un amour qui ne se présente pas comme unique et exclusif, mais ouvre l'enfant à une existence à l’intérieur d’une communauté humaine faite d’êtres uniques, différents et semblables, toujours complexes.
Toutefois, l’équilibre entre amour et autorité demeurera toujours un objectif difficile à atteindre. Le psychanalyste Hongrois S. Ferenczi écrivait que devenir parent était beaucoup plus facile que de l’être. Il ajoutait que les parents ont tendance à penser que, par nature, ils savent comment éduquer leurs enfants, alors qu’il n’en est rien. Car, soulignait-il, c’est l’oubli de leur enfance qui constitue «l'obstacle majeur qui empêche les parents de comprendre les questions essentielles de l'éducation».
Ce numéro d'équilibriste, nul parent ne peut prétendre le réussir à tous les coups. Il y aura toujours des ratés, des maladresses, des moments où l'on bascule d'un côté ou de l'autre. Cela demande aux parents de reconnaitre, avec humilité, leur statut d’apprenti-parent, ainsi qu'un continuel travail d’introspection et d’interrogation sur leurs sentiments et leurs actions. Il leur faut interroger leur rapport à l'autorité, revisiter les blessures de leur propre enfance, dépasser leur propension à la répétition et à l’imitation pour inventer une relation authentique avec l’enfant. C’est ce constant cheminement intérieur qui les fera grandir en même temps que leur enfant.
L’amour vrai des parents, ni aveugle ni étouffant, leur apprendra à savoir lâcher la main de l'enfant quand il est prêt à faire ses premiers pas. Un amour qui reste en coulisses, comme un soutien bienveillant et discret; qui se réjouit de voir l'enfant s'éloigner et tracer sa route singulière; qui comprend que c’est par l’acceptation de ses propres imperfections que naîtra l'espace pour que l’enfant existe par lui-même.
Dans ces conditions, l’enfant pourra alors développer une solide confiance en soi. Il intériorisera une image valorisée mais, en même temps, réaliste, de lui-même, acceptant ses limites et son manque, apprenant à s'aimer sans se complaire dans l'illusion de sa toute-puissance.
Note : «Arlésienne» est une référence à un personnage dont tout le monde parle mais que personne ne voit jamais, issu de la nouvelle L'Arlésienne d'Alphonse Daudet.
 
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