Samar Yazbek est une romancière et journaliste syrienne. Née à Jableh en Syrie en 1970, elle étudie la littérature arabe à l’université de Lattaquié. Elle est l’auteure de plusieurs romans, nouvelles, scénarios, et critiques de film. Elle est aussi une voix prééminente de la défense des droits de l’Homme et surtout de la femme. En 2012, elle fonde Women Now for Development https://women-now.org/, une ONG basée en France dont le but est de renforcer l’autonomie des femmes syriennes sur les plans économique et social, et de soutenir l’éducation des enfants.
En 2011, elle prend part au soulèvement populaire contre le régime d’Assad, et est forcée de s’exiler quelques mois plus tard. Elle publie son livre _Feux croisés : Journal de la révolution syrienne_ en 2012, et reçoit à cette occasion le prestigieux prix PEN/Pinter notamment. En 2015, après plusieurs voyages clandestins dans le nord de la Syrie, Samar Yazbek écrit _Les portes du néant_ décrivant la transformation de la révolution. Ce dernier reçoit en 2016 le prix du « Meilleur livre étranger » en France et est traduit dans 17 langues. Son roman _La marcheuse_, paru chez Stock en 2018, est dans la troisième sélection du prix Fémina en France. Son livre de non-fiction _19 femmes_, paru pour la première fois en 2019, recueille les témoignages de femmes syriennes ayant résisté de diverses façons sur les fronts de la répression.
« J’ai acquis ma liberté, mais ma vie n’a pas été facile »
J’ai accompli une révolution sociale en me détachant de ma famille, de mon milieu bourgeois féodal, de la communauté religieuse, en divorçant et en partant. Ce que j’ai vécu a été beaucoup plus dur que la révolution. Mes choix ont été lourds à assumer vis-à-vis de la famille, des voisins, du quartier. Je voulais être une femme indépendante sans être traitée de trainée. Après mon mariage, je suis partie à Chypre. Là-bas, j’ai travaillé comme serveuse, couturière et exercé plusieurs petits boulots. Puis je suis revenue en Syrie et j’ai divorcé. J’ai fait une série de révolutions. J’ai acquis ma liberté, mais ma vie n’a pas été facile. Je considère que je n’ai pas vécu. Les femmes subissent la violence de la société plus que les hommes. C’est la raison pour laquelle je travaille aujourd’hui à leurs côtés.
Avant cela, j’ai réalisé des recherches sur la situation des femmes. On ne peut pas parler de la situation des Syriennes en général ; tout dépend des régions. Parler d’un territoire uni renvoie à un contrôle militaire total. Déjà avant la guerre, leur situation était disparate, même si l’on pouvait dégager des lignes générales. Au début des manifestations, les femmes étaient présentes dans les villes et les campagnes, mais de façon différente. Dans les villes, les hommes de la sécurité intervenaient systématiquement pour les arrêter ; puis les chabbihas sont apparus. Dans les campagnes, les manifestations n’étaient pas mixtes, car la religion est très présente en zone rurale. Dès que les arrestations ont commencé, les femmes ne sont plus sorties manifester, à cause des violences sexuelles et de la honte que cela attirerait sur leurs familles, pouvant mener à des crimes d’honneur.
« Les femmes ont été assassinées symboliquement par leurs camarades »
La révolution a donc commencé comme une révolution sociale, mais la guerre a fait ressortir toute la violence contre les femmes. La pire chose qui puisse toucher l’honneur d’un homme est le viol de son épouse. Il s’agit d’un meurtre symbolique, car la femme est sa propriété. Les viols commis par les chabbihas ont été les premiers crimes du régime. Cette industrie du mal est l’une des premières causes du basculement de la révolution dans la violence. Daech et les milices islamistes ont perpétué ces pratiques. Le viol des femmes alaouites par un camp, et des femmes sunnites par l’autre camp est devenu une arme de guerre.
Dans les villes ou dans les campagnes, la première année, les femmes étaient des symboles, la vitrine de la révolution. Mais elles ont été assassinées symboliquement par leurs camarades. Elles étaient à la fois les cibles du régime, des révolutionnaires et des milices qui les ont opprimées sur le plan politique. Avec la guerre, les tensions liées à l’identité syrienne, latentes depuis l’indépendance, ont explosé. L’identité s’est fragmentée. Les intellectuels se sont révélés aussi communautaristes et séparatistes que le reste de la société. Les révolutionnaires ne se sont pas avérés moins limitants envers les femmes : ils voulaient qu’elles restent confinées à la maison. Eux réclamaient seulement une révolution politique, pas une révolution sociale. Ils ne voulaient pas des islamistes, c’est tout.
Dans les régions contrôlées par Daech, les femmes ont disparu. Elles ont accompagné les hommes et pris soin des enfants. Elles se sont organisées pour perpétuer la vie sans se coordonner entre elles. Suite à l’éparpillement des familles, les femmes ont dû se débrouiller et prendre les décisions seules. Elles sont devenues plus indépendantes. Je pensais connaître leur situation, mais en allant dans la campagne d’Alep et Idlib en 2012, j’ai découvert des personnes exceptionnelles. Je suis très heureuse d’avoir rencontré ces femmes du peuple. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit _19 femmes_. Après la révolution, c’était important de narrer la réalité syrienne. Je voulais faire entendre plusieurs voix pour constituer une mémoire, ou une infime partie. Je crois que tout ce que l’on fait entraine un jour un changement. Ces témoignages sont pour le futur.
L’idée m’est aussi venue de travailler avec ces femmes. Grâce aux prix reçus pour mes livres, j’ai fondé une ONG en 2013 : Women Now For Development. Nous soutenons les initiatives permettant l’autonomie économique des femmes et l’éducation des enfants. L’idée a été de construire un réseau de gens de la base. Dans les régions contrôlées par le régime, seule 2 % de la classe moyenne est restée. Le reste de la population a émigré. Nous nous sommes appuyées sur cette classe éduquée pour former les femmes non ou peu instruites au sein de notre organisation. Ce travail se poursuit aujourd’hui : je communique avec l’équipe présente sur place tous les jours. Nous avons constitué un réseau de 11 000 femmes et 120 employés entre le nord de la Syrie et la Békaa au Liban.
« Ce à quoi nous œuvrons est féministe »
D’une façon générale, je pense que les intellectuels doivent être impliqués dans le changement social. On ne peut pas demander la justice sans agir pour changer sa propre vie et faire bouger les choses autour de soi. Ce à quoi nous œuvrons est féministe, même si des hommes travaillent à nos côtés. Les femmes concernées par nos actions élaborent des programmes suivant leurs besoins. C’est une expérience de la démocratie qui a entraîné de grands progrès dans leurs conditions de vie.
D’une façon générale, il n’est pas possible de parler de mouvements féministes en Syrie ou dans le monde arabe, même pendant les révolutions. On peut seulement parler d’individu car les mouvements impliquent la présence d’une démocratie et il faut encore du temps pour y arriver. Dans les années 1950, des rassemblements luttaient pour les droits des femmes, cependant ils n’ont pas réussi à changer la Constitution. Et dans les années 1970, ils ont rétrogradé à cause de la politique du régime, et après la révolution iranienne en 1979, la Syrie s’est complètement fermée. Dans les années 1980, le régime dictatorial a réprimé les islamistes, et les gens sont revenus à la religion. Dans le même temps, les mouvements de gauche ont commencé à disparaître dans le monde arabe et les réseaux sociaux ont offert une plateforme à ceux qui prônaient la religion. La révolution a permis l’émergence des religieux déjà présents dans la société. L’islam modéré, qui souhaitait une réforme, n’a pas été encouragé, car il aurait entraîné la fin au régime. Au lieu de cela, le pouvoir a renforcé les qubaysiyat, un mouvement de femmes sunnites rigoristes a paru au milieu des années 1960, dans la semi-clandestinité, se réclamant de l’islam soufi naqchanbandi. Avec le pouvoir syrien, ce groupe a su nouer de bonnes relations en recrutant ses adeptes parmi les classes supérieures. Ces femmes se sont investies dans l’éducation, en créant un important réseau d’écoles.
Lorsque j’ai créé mon organisation, j’ai essayé d’attirer des femmes riches. Mais la société patriarcale est un modèle de pensée. Les premières à insulter les femmes sont des femmes, et les femmes les plus violentées pendant la guerre l’ont été par des femmes. Celles-ci tirent leur force du patriarcat dans lequel elles ont été élevées et se rangent du côté du puissant. Cela se transmet ainsi de génération en génération : au sein de la famille, la femme a un statut inférieur, et la famille évolue au sein d’une société qui préserve les traditions. J’œuvre pour que les victimes d’aujourd’hui ne deviennent pas les bourreaux de demain.
En 2011, elle prend part au soulèvement populaire contre le régime d’Assad, et est forcée de s’exiler quelques mois plus tard. Elle publie son livre _Feux croisés : Journal de la révolution syrienne_ en 2012, et reçoit à cette occasion le prestigieux prix PEN/Pinter notamment. En 2015, après plusieurs voyages clandestins dans le nord de la Syrie, Samar Yazbek écrit _Les portes du néant_ décrivant la transformation de la révolution. Ce dernier reçoit en 2016 le prix du « Meilleur livre étranger » en France et est traduit dans 17 langues. Son roman _La marcheuse_, paru chez Stock en 2018, est dans la troisième sélection du prix Fémina en France. Son livre de non-fiction _19 femmes_, paru pour la première fois en 2019, recueille les témoignages de femmes syriennes ayant résisté de diverses façons sur les fronts de la répression.
« J’ai acquis ma liberté, mais ma vie n’a pas été facile »
J’ai accompli une révolution sociale en me détachant de ma famille, de mon milieu bourgeois féodal, de la communauté religieuse, en divorçant et en partant. Ce que j’ai vécu a été beaucoup plus dur que la révolution. Mes choix ont été lourds à assumer vis-à-vis de la famille, des voisins, du quartier. Je voulais être une femme indépendante sans être traitée de trainée. Après mon mariage, je suis partie à Chypre. Là-bas, j’ai travaillé comme serveuse, couturière et exercé plusieurs petits boulots. Puis je suis revenue en Syrie et j’ai divorcé. J’ai fait une série de révolutions. J’ai acquis ma liberté, mais ma vie n’a pas été facile. Je considère que je n’ai pas vécu. Les femmes subissent la violence de la société plus que les hommes. C’est la raison pour laquelle je travaille aujourd’hui à leurs côtés.
Avant cela, j’ai réalisé des recherches sur la situation des femmes. On ne peut pas parler de la situation des Syriennes en général ; tout dépend des régions. Parler d’un territoire uni renvoie à un contrôle militaire total. Déjà avant la guerre, leur situation était disparate, même si l’on pouvait dégager des lignes générales. Au début des manifestations, les femmes étaient présentes dans les villes et les campagnes, mais de façon différente. Dans les villes, les hommes de la sécurité intervenaient systématiquement pour les arrêter ; puis les chabbihas sont apparus. Dans les campagnes, les manifestations n’étaient pas mixtes, car la religion est très présente en zone rurale. Dès que les arrestations ont commencé, les femmes ne sont plus sorties manifester, à cause des violences sexuelles et de la honte que cela attirerait sur leurs familles, pouvant mener à des crimes d’honneur.
« Les femmes ont été assassinées symboliquement par leurs camarades »
La révolution a donc commencé comme une révolution sociale, mais la guerre a fait ressortir toute la violence contre les femmes. La pire chose qui puisse toucher l’honneur d’un homme est le viol de son épouse. Il s’agit d’un meurtre symbolique, car la femme est sa propriété. Les viols commis par les chabbihas ont été les premiers crimes du régime. Cette industrie du mal est l’une des premières causes du basculement de la révolution dans la violence. Daech et les milices islamistes ont perpétué ces pratiques. Le viol des femmes alaouites par un camp, et des femmes sunnites par l’autre camp est devenu une arme de guerre.
Dans les villes ou dans les campagnes, la première année, les femmes étaient des symboles, la vitrine de la révolution. Mais elles ont été assassinées symboliquement par leurs camarades. Elles étaient à la fois les cibles du régime, des révolutionnaires et des milices qui les ont opprimées sur le plan politique. Avec la guerre, les tensions liées à l’identité syrienne, latentes depuis l’indépendance, ont explosé. L’identité s’est fragmentée. Les intellectuels se sont révélés aussi communautaristes et séparatistes que le reste de la société. Les révolutionnaires ne se sont pas avérés moins limitants envers les femmes : ils voulaient qu’elles restent confinées à la maison. Eux réclamaient seulement une révolution politique, pas une révolution sociale. Ils ne voulaient pas des islamistes, c’est tout.
Dans les régions contrôlées par Daech, les femmes ont disparu. Elles ont accompagné les hommes et pris soin des enfants. Elles se sont organisées pour perpétuer la vie sans se coordonner entre elles. Suite à l’éparpillement des familles, les femmes ont dû se débrouiller et prendre les décisions seules. Elles sont devenues plus indépendantes. Je pensais connaître leur situation, mais en allant dans la campagne d’Alep et Idlib en 2012, j’ai découvert des personnes exceptionnelles. Je suis très heureuse d’avoir rencontré ces femmes du peuple. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit _19 femmes_. Après la révolution, c’était important de narrer la réalité syrienne. Je voulais faire entendre plusieurs voix pour constituer une mémoire, ou une infime partie. Je crois que tout ce que l’on fait entraine un jour un changement. Ces témoignages sont pour le futur.
L’idée m’est aussi venue de travailler avec ces femmes. Grâce aux prix reçus pour mes livres, j’ai fondé une ONG en 2013 : Women Now For Development. Nous soutenons les initiatives permettant l’autonomie économique des femmes et l’éducation des enfants. L’idée a été de construire un réseau de gens de la base. Dans les régions contrôlées par le régime, seule 2 % de la classe moyenne est restée. Le reste de la population a émigré. Nous nous sommes appuyées sur cette classe éduquée pour former les femmes non ou peu instruites au sein de notre organisation. Ce travail se poursuit aujourd’hui : je communique avec l’équipe présente sur place tous les jours. Nous avons constitué un réseau de 11 000 femmes et 120 employés entre le nord de la Syrie et la Békaa au Liban.
« Ce à quoi nous œuvrons est féministe »
D’une façon générale, je pense que les intellectuels doivent être impliqués dans le changement social. On ne peut pas demander la justice sans agir pour changer sa propre vie et faire bouger les choses autour de soi. Ce à quoi nous œuvrons est féministe, même si des hommes travaillent à nos côtés. Les femmes concernées par nos actions élaborent des programmes suivant leurs besoins. C’est une expérience de la démocratie qui a entraîné de grands progrès dans leurs conditions de vie.
D’une façon générale, il n’est pas possible de parler de mouvements féministes en Syrie ou dans le monde arabe, même pendant les révolutions. On peut seulement parler d’individu car les mouvements impliquent la présence d’une démocratie et il faut encore du temps pour y arriver. Dans les années 1950, des rassemblements luttaient pour les droits des femmes, cependant ils n’ont pas réussi à changer la Constitution. Et dans les années 1970, ils ont rétrogradé à cause de la politique du régime, et après la révolution iranienne en 1979, la Syrie s’est complètement fermée. Dans les années 1980, le régime dictatorial a réprimé les islamistes, et les gens sont revenus à la religion. Dans le même temps, les mouvements de gauche ont commencé à disparaître dans le monde arabe et les réseaux sociaux ont offert une plateforme à ceux qui prônaient la religion. La révolution a permis l’émergence des religieux déjà présents dans la société. L’islam modéré, qui souhaitait une réforme, n’a pas été encouragé, car il aurait entraîné la fin au régime. Au lieu de cela, le pouvoir a renforcé les qubaysiyat, un mouvement de femmes sunnites rigoristes a paru au milieu des années 1960, dans la semi-clandestinité, se réclamant de l’islam soufi naqchanbandi. Avec le pouvoir syrien, ce groupe a su nouer de bonnes relations en recrutant ses adeptes parmi les classes supérieures. Ces femmes se sont investies dans l’éducation, en créant un important réseau d’écoles.
Lorsque j’ai créé mon organisation, j’ai essayé d’attirer des femmes riches. Mais la société patriarcale est un modèle de pensée. Les premières à insulter les femmes sont des femmes, et les femmes les plus violentées pendant la guerre l’ont été par des femmes. Celles-ci tirent leur force du patriarcat dans lequel elles ont été élevées et se rangent du côté du puissant. Cela se transmet ainsi de génération en génération : au sein de la famille, la femme a un statut inférieur, et la famille évolue au sein d’une société qui préserve les traditions. J’œuvre pour que les victimes d’aujourd’hui ne deviennent pas les bourreaux de demain.
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