Depuis la naissance de l’Etat jusqu’à nos jours, nous pouvons relever une constante caractérisant la conduite de la plupart des chefs politiques : c’est leur recours à une instance étrangère, à un tuteur extérieur qui leur apporte son entregent et sa puissance certes, mais un tuteur qui, en définitive, s’est toujours avéré privilégiant ses intérêts propres aux dépens des intérêts libanais. Et pourtant, cette constante n’a pratiquement jamais été démentie. Cette recherche, d’une indispensable protection supérieure, fait apparaître ces chefs comme s’ils se trouvaient toujours dans une étape immature de leur développement, nécessitant leur recours à une assistance de type parental.
Cet invariant, nous l’observons également chez un très grand nombre de citoyens libanais qui, politiquement, se placent aveuglément sous l’égide des différentes catégories de chefs ou de sous-chefs, recueillant auprès d’eux les directives pour les appliquer à leur façon de penser ou d’agir.
Est-ce que les référents « parentaux », à savoir le mandant ottoman suivi par le mandat français, ont été de « bons parents » afin que l’enfant-nation puisse couper le dernier cordon ombilical sereinement ?
Selon l’historien Kamal Salibi, les communautés libanaises sont et se conduisent toujours comme des entités tribales. Il fait remonter leurs agissements au VIIème siècle. Sous la domination ottomane et française, le même jeu tribal s’est poursuivi, encouragé par ces autorités qui se posaient en protectrices, tantôt d’un clan, tantôt d’un autre, toujours en prévision d’un nouveau conflit, jouant sur la assabiya qui rend les membres d’une tribu solidaires entre eux et opposés aux autres. « Les peuples obéissent beaucoup plus à leurs passions et ne mettent en avant les intérêts que pour rationaliser ces passions, pour pouvoir justifier la satisfaction qu’ils cherchent à leur accorder », souligne Freud.
Que s’est-il passé dans le processus de la « séparation parentale » qui n’a pas mené à une maturation suffisante pour qu’un pays se tienne debout, seul sur ses jambes, sans béquilles ?
Jusqu’à l’âge de 6 mois, le nourrisson vit dans un morcellement angoissant, dans une immaturité globale, ne pouvant différencier entre l’intérieur et l’extérieur, entre lui et son environnement.
À partir du 6ème mois, l’enfant vit une expérience inaugurale et décisive pour la constitution ultérieure d’un moi unifié, qui servira de matrice à l’apparition d’un futur « je », mais un « je » qui demeure encore balbutiant à ce stade appelé le stade du miroir. L’enfant est encore, à ce stade, dans le prolongement de la mère et celle-ci, si elle est dotée d’amour véritable, doit aider son enfant à s’émanciper de cette « servitude imaginaire », comme l’appelle Lacan. Par la suite, c’est au père d’aider à cette séparation, introduisant l’enfant au règne de la loi et intériorisant la castration au terme de la période œdipienne.
Dans notre culture orientale libanaise, les rôles parentaux demeurent soumis, dans l’ensemble, aux normes traditionnelles de la répartition des responsabilités. La fonction paternelle de séparation n’est souvent pas assumée. Le père tend à conforter la position de la mère dans sa relation duelle avec l’enfant et, en définitive, l’accès à l’ordre symbolique, à la Loi, apparaît inconsistant.
Je pense que nous pouvons dire que dans nos familles libanaises, la résolution de l’Œdipe demeure le plus souvent une entreprise inachevée. Et l’adolescence, qui pourrait offrir une seconde chance au succès de ce processus indispensable à l’avènement du sujet, n’offre, au mieux, que des conduites transgressives liées à la violence pulsionnelle du conflit psychique, mais bien insuffisantes pour concrétiser l’avènement du « je », dont l’acquisition ne peut être que le fruit d’une lutte permanente qui se poursuit tout au long de l’existence. Il semble que les bénéfices résultant du maintien des liens œdipiens offrent des avantages auxquels parents et adolescents résistent très difficilement.
Ces modèles relationnels infantiles ont tendance à se reproduire à l’âge adulte et à influencer les relations avec autrui tout au long de la vie. C’est la répétition des liens libidinaux caractérisant les relations familiales qui est à la source de la soumission des hommes politiques libanais à une autorité tutélaire. Les chefs locaux ou étrangers occupent la place de substituts parentaux et leurs fidèles sont les enfants chargés de la réalisation du désir des parents. Les substituts peuvent alterner selon les contingences, mais leurs désirs restent immuablement déterminants. Ils représentent cet Autre voilé qui impose la « servitude imaginaire ».
Des exemples nous permettent d’illustrer cette particularité. Comment appelle-t-on un chef qui est perçu comme un bienfaiteur ? C’est un père. Le président de la République est le père de tous les Libanais et ceux-ci sont ses fils et ses filles, comme ils le sont de la nation (awlad al-watan). Les Libanais sont, naturellement, tous frères et sœurs. Les leaders orientaux sont également frères et c’est ainsi qu’ils s’interpellent. Les Etats mêmes sont identifiés métaphoriquement à la sœur ou au frère. La mère, elle, est omnipotente, c’est la « oumma » fabuleuse, mythique, imaginaire, matrice de tous les fantasmes d’unions fusionnelles incestueuses ; sans oublier, pour les nostalgiques, la « tendre mère » que la France a, pendant longtemps, représentée.
Pourquoi le Liban est invariablement associé au mot « assistanat » ?
La citation suivante de Freud peut nous éclairer : « Le temps semble suspendu dans de nombreux pays – pas seulement les plus pauvres ou les moins développés sur le plan technologique, mais aussi dans ceux où le conservatisme des idées ou des doctrines politiques ou religieuses imposées renforce massivement les bastions de la résistance à toute possibilité de changement. Autant de répétitions marquées par la “pulsion de mort” qui laisse son empreinte sous la forme d’une certaine “naturalisation” comme destin ».
Les chefs politiques libanais n’ont pu ni voulu, depuis l’indépendance, combattre l’effet létal de la domination tribale sur la structuration d’un Etat démocratique balbutiant, mais qui a, très tôt, connu une érosion graduelle pour ne plus apparaître, à l’heure actuelle, que comme un ersatz d’Etat aux assemblages lézardés, effondrés devant la tribu victorieuse. Tout ce qui a pu être rêvé pour fonder la référence des citoyens à un tiers séparateur, à une loi régulatrice des conflits communautaires, a été perverti, confortant la domination tribale violente.
Y a-t-il encore une chance possible pour que le Liban soit (un jour) libanais à 100 % ?
Je vous cite un passage de l’éditorial rédigé par Georges Naccache, le 10 mars 1949, dans le journal *L’Orient* et qui lui a valu, à l’époque, d’être incarcéré pendant trois mois. C’est un passage placé au début de son texte : « Que voyons-nous ? Un peuple à travers tous les désordres et tous les scandales, ingénieux à se reconstruire, un Etat obstiné à se défaire ».
On est frappé de constater que les analyses politiques, depuis des décennies, répètent les mêmes constats et proposent les mêmes solutions. Nous nous trouvons actuellement dominés par des forces tyranniques régressives, qui emportent le pays vers un abîme sans fond. La révolution d’octobre 2019 a semé les graines d’un processus évolutif vers la réalisation d’un Etat régi par les institutions. Qu’adviendra-t-il de ces graines ? Les générations futures nous le diront.
Cet invariant, nous l’observons également chez un très grand nombre de citoyens libanais qui, politiquement, se placent aveuglément sous l’égide des différentes catégories de chefs ou de sous-chefs, recueillant auprès d’eux les directives pour les appliquer à leur façon de penser ou d’agir.
Est-ce que les référents « parentaux », à savoir le mandant ottoman suivi par le mandat français, ont été de « bons parents » afin que l’enfant-nation puisse couper le dernier cordon ombilical sereinement ?
Selon l’historien Kamal Salibi, les communautés libanaises sont et se conduisent toujours comme des entités tribales. Il fait remonter leurs agissements au VIIème siècle. Sous la domination ottomane et française, le même jeu tribal s’est poursuivi, encouragé par ces autorités qui se posaient en protectrices, tantôt d’un clan, tantôt d’un autre, toujours en prévision d’un nouveau conflit, jouant sur la assabiya qui rend les membres d’une tribu solidaires entre eux et opposés aux autres. « Les peuples obéissent beaucoup plus à leurs passions et ne mettent en avant les intérêts que pour rationaliser ces passions, pour pouvoir justifier la satisfaction qu’ils cherchent à leur accorder », souligne Freud.
Que s’est-il passé dans le processus de la « séparation parentale » qui n’a pas mené à une maturation suffisante pour qu’un pays se tienne debout, seul sur ses jambes, sans béquilles ?
Jusqu’à l’âge de 6 mois, le nourrisson vit dans un morcellement angoissant, dans une immaturité globale, ne pouvant différencier entre l’intérieur et l’extérieur, entre lui et son environnement.
À partir du 6ème mois, l’enfant vit une expérience inaugurale et décisive pour la constitution ultérieure d’un moi unifié, qui servira de matrice à l’apparition d’un futur « je », mais un « je » qui demeure encore balbutiant à ce stade appelé le stade du miroir. L’enfant est encore, à ce stade, dans le prolongement de la mère et celle-ci, si elle est dotée d’amour véritable, doit aider son enfant à s’émanciper de cette « servitude imaginaire », comme l’appelle Lacan. Par la suite, c’est au père d’aider à cette séparation, introduisant l’enfant au règne de la loi et intériorisant la castration au terme de la période œdipienne.
Dans notre culture orientale libanaise, les rôles parentaux demeurent soumis, dans l’ensemble, aux normes traditionnelles de la répartition des responsabilités. La fonction paternelle de séparation n’est souvent pas assumée. Le père tend à conforter la position de la mère dans sa relation duelle avec l’enfant et, en définitive, l’accès à l’ordre symbolique, à la Loi, apparaît inconsistant.
Je pense que nous pouvons dire que dans nos familles libanaises, la résolution de l’Œdipe demeure le plus souvent une entreprise inachevée. Et l’adolescence, qui pourrait offrir une seconde chance au succès de ce processus indispensable à l’avènement du sujet, n’offre, au mieux, que des conduites transgressives liées à la violence pulsionnelle du conflit psychique, mais bien insuffisantes pour concrétiser l’avènement du « je », dont l’acquisition ne peut être que le fruit d’une lutte permanente qui se poursuit tout au long de l’existence. Il semble que les bénéfices résultant du maintien des liens œdipiens offrent des avantages auxquels parents et adolescents résistent très difficilement.
Ces modèles relationnels infantiles ont tendance à se reproduire à l’âge adulte et à influencer les relations avec autrui tout au long de la vie. C’est la répétition des liens libidinaux caractérisant les relations familiales qui est à la source de la soumission des hommes politiques libanais à une autorité tutélaire. Les chefs locaux ou étrangers occupent la place de substituts parentaux et leurs fidèles sont les enfants chargés de la réalisation du désir des parents. Les substituts peuvent alterner selon les contingences, mais leurs désirs restent immuablement déterminants. Ils représentent cet Autre voilé qui impose la « servitude imaginaire ».
Des exemples nous permettent d’illustrer cette particularité. Comment appelle-t-on un chef qui est perçu comme un bienfaiteur ? C’est un père. Le président de la République est le père de tous les Libanais et ceux-ci sont ses fils et ses filles, comme ils le sont de la nation (awlad al-watan). Les Libanais sont, naturellement, tous frères et sœurs. Les leaders orientaux sont également frères et c’est ainsi qu’ils s’interpellent. Les Etats mêmes sont identifiés métaphoriquement à la sœur ou au frère. La mère, elle, est omnipotente, c’est la « oumma » fabuleuse, mythique, imaginaire, matrice de tous les fantasmes d’unions fusionnelles incestueuses ; sans oublier, pour les nostalgiques, la « tendre mère » que la France a, pendant longtemps, représentée.
Pourquoi le Liban est invariablement associé au mot « assistanat » ?
La citation suivante de Freud peut nous éclairer : « Le temps semble suspendu dans de nombreux pays – pas seulement les plus pauvres ou les moins développés sur le plan technologique, mais aussi dans ceux où le conservatisme des idées ou des doctrines politiques ou religieuses imposées renforce massivement les bastions de la résistance à toute possibilité de changement. Autant de répétitions marquées par la “pulsion de mort” qui laisse son empreinte sous la forme d’une certaine “naturalisation” comme destin ».
Les chefs politiques libanais n’ont pu ni voulu, depuis l’indépendance, combattre l’effet létal de la domination tribale sur la structuration d’un Etat démocratique balbutiant, mais qui a, très tôt, connu une érosion graduelle pour ne plus apparaître, à l’heure actuelle, que comme un ersatz d’Etat aux assemblages lézardés, effondrés devant la tribu victorieuse. Tout ce qui a pu être rêvé pour fonder la référence des citoyens à un tiers séparateur, à une loi régulatrice des conflits communautaires, a été perverti, confortant la domination tribale violente.
Y a-t-il encore une chance possible pour que le Liban soit (un jour) libanais à 100 % ?
Je vous cite un passage de l’éditorial rédigé par Georges Naccache, le 10 mars 1949, dans le journal *L’Orient* et qui lui a valu, à l’époque, d’être incarcéré pendant trois mois. C’est un passage placé au début de son texte : « Que voyons-nous ? Un peuple à travers tous les désordres et tous les scandales, ingénieux à se reconstruire, un Etat obstiné à se défaire ».
On est frappé de constater que les analyses politiques, depuis des décennies, répètent les mêmes constats et proposent les mêmes solutions. Nous nous trouvons actuellement dominés par des forces tyranniques régressives, qui emportent le pays vers un abîme sans fond. La révolution d’octobre 2019 a semé les graines d’un processus évolutif vers la réalisation d’un Etat régi par les institutions. Qu’adviendra-t-il de ces graines ? Les générations futures nous le diront.
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