On peut se laisser attendrir par cette scène, mais ce n’est pas la question. On peut aussi lever les yeux au ciel : ce tableau réapparait épisodiquement sur les réseaux sociaux, partout où l’on se risque un clin d’œil vers l’indépendance, partout où l’on agite les valeurs nationales, partout où l’on espère, en termes allusifs, voilés et parfois même sibyllins, un avenir meilleur pour le Liban, partout où… Mais que raconte ce tableau ? Que nous dit-il aujourd’hui ? Que montre-t-il derrière ce qui, il faut bien le reconnaitre, ressemble un peu à un cliché ?
Une mère et sa fille. Deux plans d’une symétrie parfaite séparés par la verticale du battant de la fenêtre. Entre les deux, au premier plan et au croisement des lignes de force, le point fort de la composition : le drapeau et les valeurs qu’il véhicule, objet d’une transmission qui s’effectue d’une génération (la mère) à l’autre (la fille). Les valeurs de la maternité font ici écho à celles de la patrie. Le décor est chaleureux. Il désigne un espace et un moment de quiétude familiale, nimbés d’une douce lumière. Derrière les deux figures, la fenêtre qui laisse passer la lumière donne aussi sur des arbres. La mère et la fille sont au centre d’un dispositif qui, sur l’axe de la profondeur, va du drapeau vers la nature et désigne leur place dans l’univers. Entre deux intemporels, elles ont la place du passeur.
Moustapha Farroukh appartient à cette génération de peintres qui, comme les intellectuels et les penseurs de leur époque, se pensent « modernes ». L’adjectif désigne beaucoup plus une posture idéologique qu’esthétique. Farroukh est moderne dans le sens qu’il fait partie de ces femmes et de ces hommes qui ont voulu un Liban dit « moderne ». La création du Grand Liban en 1920 en tant qu’entité autonome, après avoir été un petit gouvernorat sous le règne ottoman, exalte effectivement le sentiment nationaliste qui culmine, certes, avec la déclaration de 1943. Parallèlement à un territoire en construction, les artistes de la génération de l’indépendance commencent à se poser la question de l’identité libanaise et de l’identité d’un art dit « libanais ». Peint en 1950, ce tableau succède de peu à l’indépendance.
On peut certes méditer aujourd’hui sur ce tableau et agiter les mythes fondateurs, mais, me direz-vous, quand ce qu’ils fondent est tombé en ruine, il ne reste plus que les mythes. Après tout, « de plus grands que nous sont morts », se dit à peu près dans ces termes Henry Brulard, alias Stendhal, sur le Mont Janicule à Rome. Face à l’effondrement de l’État auquel nous assistons en direct, on peut certes évoquer le sermon sur la chute de Rome, les considérations sur la ruine des États et des empires et se dire que saint Augustin et les autres avaient peut-être raison. Mais bien entendu, grandiloquence mise à part, cela ne nous console point et, surtout, ne parvient pas à nous convaincre. Les mythes ont du pouvoir. On revient alors à l’image et on se raconte l’histoire. Le pouvoir des mythes réside certainement dans ce fait qu’on peut se les raconter, aussi souvent qu’il nous plaît, ou qu’il est nécessaire de le faire.
À quoi nous engage cette commémoration de l’indépendance ? À nous souvenir d’abord que nous ne sommes pas des enfants trouvés. Plus largement et peut-être aussi plus radicalement, derrière ses allures convenues, le tableau de Farroukh serait une invitation à questionner cette modernité qui, tant dans le domaine de la philosophie que dans celui de l’esthétique, est tombée en désuétude. Qu’est-ce donc cette modernité dont il est question ? Qu’est-ce qu’être moderne aujourd’hui ? Sommes-nous modernes ? Un tableau tel que _Femme cousant le drapeau devant sa fille _ est-il encore possible ?
Restent ces deux personnages féminins. Ce ne sont pas les valeurs viriles, pour une fois, qui sont ici exaltées. Plutôt qu’une iconographie héroïque, Farroukh fait le choix de montrer une femme et sa fille, dans un plan serré sur les deux figures. Les héros font la guerre. Les femmes éduquent. Du reste, ces deux figures sont définies par leur sexe, leur âge et leur nationalité (par extrapolation), peut-être par leur classe sociale (difficile de décider si cet intérieur est celui d’une demeure citadine ou celui d’une humble maison de campagne), mais non par leur religion (le port du foulard n’est pas, à cette époque, un signe d’appartenance religieuse). Sans doute est-ce un aspect intéressant de la modernité de ce fils d’une humble famille de Basta el-Tahta, qui a perdu son père à l’âge de 4 ans.
Une mère et sa fille. Deux plans d’une symétrie parfaite séparés par la verticale du battant de la fenêtre. Entre les deux, au premier plan et au croisement des lignes de force, le point fort de la composition : le drapeau et les valeurs qu’il véhicule, objet d’une transmission qui s’effectue d’une génération (la mère) à l’autre (la fille). Les valeurs de la maternité font ici écho à celles de la patrie. Le décor est chaleureux. Il désigne un espace et un moment de quiétude familiale, nimbés d’une douce lumière. Derrière les deux figures, la fenêtre qui laisse passer la lumière donne aussi sur des arbres. La mère et la fille sont au centre d’un dispositif qui, sur l’axe de la profondeur, va du drapeau vers la nature et désigne leur place dans l’univers. Entre deux intemporels, elles ont la place du passeur.
Moustapha Farroukh appartient à cette génération de peintres qui, comme les intellectuels et les penseurs de leur époque, se pensent « modernes ». L’adjectif désigne beaucoup plus une posture idéologique qu’esthétique. Farroukh est moderne dans le sens qu’il fait partie de ces femmes et de ces hommes qui ont voulu un Liban dit « moderne ». La création du Grand Liban en 1920 en tant qu’entité autonome, après avoir été un petit gouvernorat sous le règne ottoman, exalte effectivement le sentiment nationaliste qui culmine, certes, avec la déclaration de 1943. Parallèlement à un territoire en construction, les artistes de la génération de l’indépendance commencent à se poser la question de l’identité libanaise et de l’identité d’un art dit « libanais ». Peint en 1950, ce tableau succède de peu à l’indépendance.
On peut certes méditer aujourd’hui sur ce tableau et agiter les mythes fondateurs, mais, me direz-vous, quand ce qu’ils fondent est tombé en ruine, il ne reste plus que les mythes. Après tout, « de plus grands que nous sont morts », se dit à peu près dans ces termes Henry Brulard, alias Stendhal, sur le Mont Janicule à Rome. Face à l’effondrement de l’État auquel nous assistons en direct, on peut certes évoquer le sermon sur la chute de Rome, les considérations sur la ruine des États et des empires et se dire que saint Augustin et les autres avaient peut-être raison. Mais bien entendu, grandiloquence mise à part, cela ne nous console point et, surtout, ne parvient pas à nous convaincre. Les mythes ont du pouvoir. On revient alors à l’image et on se raconte l’histoire. Le pouvoir des mythes réside certainement dans ce fait qu’on peut se les raconter, aussi souvent qu’il nous plaît, ou qu’il est nécessaire de le faire.
À quoi nous engage cette commémoration de l’indépendance ? À nous souvenir d’abord que nous ne sommes pas des enfants trouvés. Plus largement et peut-être aussi plus radicalement, derrière ses allures convenues, le tableau de Farroukh serait une invitation à questionner cette modernité qui, tant dans le domaine de la philosophie que dans celui de l’esthétique, est tombée en désuétude. Qu’est-ce donc cette modernité dont il est question ? Qu’est-ce qu’être moderne aujourd’hui ? Sommes-nous modernes ? Un tableau tel que _Femme cousant le drapeau devant sa fille _ est-il encore possible ?
Restent ces deux personnages féminins. Ce ne sont pas les valeurs viriles, pour une fois, qui sont ici exaltées. Plutôt qu’une iconographie héroïque, Farroukh fait le choix de montrer une femme et sa fille, dans un plan serré sur les deux figures. Les héros font la guerre. Les femmes éduquent. Du reste, ces deux figures sont définies par leur sexe, leur âge et leur nationalité (par extrapolation), peut-être par leur classe sociale (difficile de décider si cet intérieur est celui d’une demeure citadine ou celui d’une humble maison de campagne), mais non par leur religion (le port du foulard n’est pas, à cette époque, un signe d’appartenance religieuse). Sans doute est-ce un aspect intéressant de la modernité de ce fils d’une humble famille de Basta el-Tahta, qui a perdu son père à l’âge de 4 ans.
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