Le corps humain et l’identité sexuelle ambiguë (2/2)
Au-delà des considérations LGBTQ de la culture du genre, l’étude en deux parties que nous publions s’intéresse au corps biologique lui-même et les ambigüités anatomiques de l’identité sexuelle, indépendamment du choix de l’objet sexuel. Dans cette seconde partie, je rapporte l’histoire authentique d’un gynandre du Liban. Ce récit est une illustration de la discrimination dont est victime le corporel féminin.

C’est cette idée – l’homme, pris comme paradigme de l’être humain, est l’homme sexué – qui servira de fil conducteur tout au long du récit sur le cas authentique de Georges-Claude, une gynandre du Liban, à qui je dédie ces lignes en signe de profond respect et en témoignage d’affection. En parlant de Georges-Claude, avec sa permission, j’espère l’aider à trouver un peu de consolation humaine en un monde où elle a tant souffert.

Quand la gynandre apparaît

L’enfant vit le jour, par une froide nuit de janvier en 1971, dans le centre du Liban, au sein d’une famille, on ne peut plus ordinaire. Le médecin accoucheur, devant la difficulté à déterminer le sexe de l’enfant, déclara «garçon» comme le veut la tradition. En effet, chez les intersexués, comme en grammaire, c’est toujours le genre masculin qui l’emporte. Consciencieusement, il informa les parents de l’ambiguïté sexuelle de leur nouveau-né. Un enfant au sexe indéterminé? Un ni-garçon-ni-fille. Un quoi alors? Le médecin et la sage-femme se turent, incapables d’en dire plus : ni-garçon-ni-fille.

Que faire? Quoi faire? La peur, l’angoisse et la honte eurent leur part dans la décision qui fut prise. On s’en remit à Dieu ou plutôt à ses représentants. Le bébé-gynandre (on ne dit jamais «la» bébé) reçut donc un prénom, on ne peut plus masculin que je maquille en Georges de même que je ne cite pas le nom des lieux. Après de multiples conciliabules, l’enfant fut écarté de sa famille et placé dans une institution religieuse. Non, ce n’était pas un abandon d’enfant, mais plutôt un service que rendait une communauté religieuse à une famille désemparée. Georges prit donc le chemin de l’internat précoce, une sorte de demi-orphelinat.

L’endroit ne manquait pas de charme. Construit sur une douce colline, à l’entrée d’une gorge peu profonde, l’établissement surplombait un petit vallon fertile. À l’intérieur des murs, calfeutrée dans son petit univers, la petite gynandre coulait une vie sans surprises. Son existence ronronnait, de l’aube au crépuscule, pour accompagner la course du soleil, surissant ainsi au rythme des saisons. Elle était en sécurité dans son microcosme car, au-delà des cyprès de l’enceinte, commençait l’hostilité du vaste monde.



Quand l’ordre du monde bascule

Toute chose a une fin y compris l’innocence des enfants, notamment lors de cette terrible nuit. Une nuit de fin du monde. La nuit où l’ordre immuable des choses bascula et où prit fin pour toujours le petit monde de Georges. Cette nuit-là, il se réveilla pensant avoir fait «pipi» sous lui, car il se sentait humide. Allait-il réveiller ses camarades de dortoir? Il se leva silencieusement et se dirigea vers la salle de bains. Là, il vit l’innommable. Son corps saignait. Ses cuisses étaient couvertes de sang et ce sang venait, de toute évidence, de son maigre phallus. La suite du récit est une véritable anthologie de la bêtise humaine.

Ceux qui savaient ne dirent rien. Ceux qui ne savaient pas s’étonnèrent. Une religieuse prit la peine de lui dire gentiment que cela pouvait durer quelques jours. On avertit la famille et l'on prit le chemin de l’hôpital. On diagnostiqua une gynécomastie par excès d’hormones féminines. On décida de compenser cette féminité dérangeante par des hormones masculines. Et le miracle de la castration chimique fit son œuvre à la plus grande joie de tous. Les pertes de sang s’arrêtèrent, les douleurs abdominales cessèrent. Mais, de plus, des signes évidents de virilité commencèrent à marquer de leurs stigmates le corps de la gynandre. Tout le monde était soulagé. Une pomme d’Adam fit saillie sous la peau du cou. Un duvet, qu’on appela barbe, fit son apparition sur les joues glabres et joufflues de l’adolescente pubère qui apprit à manier le rasoir comme tous les hommes du monde. Cependant, un détail irréductible demeurait, à savoir l’implantation de la chevelure sur le front. Ses tempes ne se dégagèrent pas comme elles le font chez tous les garçons et ses cheveux avançaient un peu trop fort sur son front. Pour dégager ses tempes, Georges le faisait avec une gestuelle tellement féminine que cela était plus que troublant. En dépit de tous ses efforts virils, la gynandre trahissait sa vraie nature, son corporel féminin.

Monsieur ou Mademoiselle?


Georges réussit brillamment son baccalauréat. Il se présenta à la redoutable épreuve du concours d’entrée à la faculté de médecine et fut reçu parmi les privilégiés de très haut niveau qui pouvaient espérer obtenir le grade tant convoité de docteur en médecine. Quand je le vis la première fois, je fus troublé. L’ambiguïté éclatait de partout. Cet homme était d’une féminité féminine et n’avait rien des manières d’un homme efféminé. Son grain de peau, la texture de ses cheveux et leur implantation, l’ampleur de son bassin, tout trahissait la femelle humaine. Cependant, la gynandre dont la féminité était chimiquement castrée, passait pour une «tapette» aux yeux des mâles dominants de sa promotion.

Les années s’écoulèrent comme d’habitude. Et puis, un beau jour, elle s’est rendue dans un établissement médical militaire pour effectuer un stage. Le médecin-colonel la toisa d’un regard méprisant et la renvoya manu militari en lui disant: «Je ne veux pas de pédé chez moi.» Elle se retrouva dans un hôpital de montagne où enfin quelqu’un, comprenant de quoi il s’agit, se mit à lui parler en douceur. Elle parla durant des heures. Son interlocuteur lui demanda :

Comment souhaitez-vous que je vous appelle, Mademoiselle ou Monsieur?

Elle répondit, après un moment de silence :

Appelez-moi Monsieur.

Elle raconta comment elle devait s’obliger à se comporter «en garçon» y compris pour certains besoins physiologiques. Elle prenait elle-même l’initiative d’augmenter les doses d’hormones masculines pour que la castration réussisse. Bref, la gynandre était devenu complice de l’ordre établi qui lui ordonnait: «Tu seras un homme.»

Son interlocuteur lui demanda :

Quelle est votre orientation sexuelle ? Avez-vous des désirs ?

Non, répondit-elle. J’ai l’impression d’être un enfant.

À la fin de ses études, elle trouva un poste de spécialisation aux États-Unis, rencontra un collègue qui la prit en charge, l’aima et finit par l’épouser après qu’elle fut libérée de son infibulation de naissance. Après 27 ans de vie de faux garçon malgré elle, Georges trouva un homme qui l’aime sous le nom de Pascale. Aujourd’hui, il s’appelle Claude et mène une vie d’épouse comblée et de maman heureuse. Mais le calvaire des longues années d’ambiguïté a laissé en elle des stigmates indélébiles.

Quand je lui ai demandé pourquoi, en tant que femme, elle s’était choisie un prénom aussi «ambigu» que celui de Claude, elle ne me répondit pas d’emblée. Elle marqua un temps de silence qui semblait un fragment d’éternité. Elle répondit en un murmure :

– Je serai toujours un ambigu. Je ne puis oublier mon passé sans me renier moi-même.
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