Il existe de nombreuses ressemblances entre le conflit russo-ukrainien de février 2022 et le conflit russo-géorgien d’août 2008. Un air étrange de déjà vu enveloppe les deux situations. Il existe néanmoins une spécificité à la situation ukrainienne qui expliquerait la charge émotive et la haine fratricide qu’on y décèle. Il s’agit de la question centrale de l’identité russe où panslavisme, pan-russisme, eurasisme, mystique du sol et rivalités inter-orthodoxes s’intriquent et confèrent à ce conflit un aspect à nul autre pareil.
La défunte URSS était une mosaïque de républiques socialistes dont plusieurs comprenaient, en leur sein, des entités ayant plusieurs statuts dont celui de «république autonome». La Géorgie indépendante comprenait l’Ossétie du Sud (ou Alanie) et l’Abkhazie. Les Ossètes-Alains, ainsi que les Abkhazes, sont ethniquement distincts des Géorgiens. Tous ces peuples ne sont pas des Slaves comme les Russes. Suite au démantèlement de l’URSS, le pouvoir central en Géorgie met en place une politique de répression de toute velléité d’autonomie de l’Ossétie-sud et de l’Abkhazie. Un conflit armé éclate en 1991 entre Ossètes et Géorgiens suivi d’un conflit similaire entre ces derniers et les Abkhazes. La Russie s’interpose pour calmer le jeu et s’entend avec la Géorgie pour fermer définitivement ses bases militaires sur le territoire géorgien, ce qui fut achevé en 2007. En 2004 éclate en Géorgie la «révolution des roses» qui aboutit au remplacement du président Edouard Chevarnadze par Mikhaïl Saakachvili qui s’attelle à faire adhérer son pays à l’Union européenne et à l’OTAN. Aux yeux de Moscou, cette stratégie est perçue comme une manœuvre belliqueuse des puissances euro-atlantiques. En août 2008, suite aux accrochages entre Ossètes et Géorgiens, l’armée russe intervient sur le territoire de l’Ossétie du sud. Simultanément, les Abkhazes lancent une offensive anti-géorgienne. La Fédération de Russie reconnaît alors l’indépendance de l’Ossétie du sud ainsi que celle de l’Abkhazie; tout comme elle reconnaît celle de la Transnistrie en Moldavie. L’aspiration euro-atlantique de la Géorgie fut stoppée.
En 2014, suite à la révolution de Maïdan à Kiev et à la crise de Crimée, cette dernière région que Kroutchev avait rattachée à l’Ukraine, fait sécession par rapport à Kiev grâce à l’intervention militaire russe. Poutine a toujours usé d’arguments semblables à ceux avancés par l’OTAN en 1999 pour justifier le bombardement de Belgrade et créer la république du Kosovo en la détachant de la Serbie. Le Kremlin considère que ce qui est valable pour le Kosovo l’est également pour la Crimée, l’Ossétie-sud, l’Abkhazie, la Transnistrie, ainsi que les deux républiques du Donbass russophone d’Ukraine : le Donetz et le Louhansk.
Certes, en profondeur se profilent d’énormes intérêts économiques liés au tracé des oléoducs et des gazoducs venus d’Asie Centrale et de la Caspienne et devant traverser les rivages de la Mer Noire. Certes, la ressemblance est frappante entre la situation en Géorgie et ses deux républiques d’Ossétie et d’Abkhazie, d’avec la situation ukrainienne et ses deux républiques du Don. Certes, un climat de guerre froide continue à empoisonner les rapports maladroits de l’OTAN avec la Russie. Certes, la Russie de Poutine entend démontrer en 2022 en Ukraine, comme en 2014 en Crimée et en 2008 en Géorgie, qu’elle demeure une grande puissance. Mais cette guerre dégage une atmosphère fétide de haine à peine retenue où tous les démons du passé ressurgissent et ensanglantent les plaines d’Ukraine. Un enjeu irrationnel se profile derrière la tragédie, enjeu qui n’existe pas en Géorgie où les acteurs du drame sont d’ethnies différentes même s’ils confessent tous le même Christianisme orthodoxe.
En Ukraine ce qui est en péril, aux yeux de Moscou, c’est l’identité russe, l’âme du monde russe qui ne peut tolérer la moindre séparation en son sein. Aux yeux de la Russie de Poutine, du Patriarche Kyrill et de l’idéologue Douguine, l’Ukraine est coupable de vouloir exister en dehors de la matrice moscovite et de commettre le suprême adultère : forniquer avec l’Occident de la « thalassocratie » comme dit Douguine, trahir la sacralité de l’identité enracinée dans le sol de la terre-mère de la Sainte Russie. On retrouve dans cette forme d’exaltation identitaire, l’écho de la pensée de Constantin Leontiev et sa sensibilité byzantiniste qui inspirera Berdiaev et Soloviev. Mais on pourrait également entendre l’écho panslaviste du grand poète Fiodor Tiouttchev : « La Russie ne se comprend pas avec la raison … il faut croire en elle ».
Mais pourquoi l’unité insécable de l’identité russe, ou de la russité, est-elle un enjeu politique ? La réponse à cette question réside dans le messianisme byzantin dont Moscou aurait hérité. L’empire chrétien serait, en principe, le dernier de l’histoire avant le deuxième avènement du Christ. Cette pulsion messianique se retrouve chez certains penseurs, poètes et idéologues russes depuis le XIX° siècle. De nos jours, ce messianisme est probablement le mieux formulé par Alexandre Douguine, le théoricien du slavo-touranisme, voire d’un eurasisme renouvelé, enraciné dans une tradition spirituelle ultraconservatrice et multi-religieuse à la fois, en rupture avec la modernité des Lumières.
Ce messianisme n’est pas vraiment millénariste tout en étant eschatologique. Les événements historiques, comme les soixante-dix ans de communisme athée, appartiennent à un temps éphémère fracturé et morcelé. Le plan de Dieu et la destinée de l’Homme se situent sur un tout autre registre, celui du monde qui advient. C’est pourquoi, dans ces étendues sans frontières du sol russe (Russkaya Zemlya) et de la terre-mère (Rossia Matouchka), l’Orthodoxie est le principe unifiant par excellence et ce, depuis la naissance de l’identité de la Rûs à Kiev lors du baptême des peuples slaves dans le Dniepr. Peu importent les invasions, les guerres dévastatrices ou les crises politiques, le sol matriciel de ce monde russe (Russkii mir) demeurera à jamais non morcelable, parce que cimenté pour toujours par l’Orthodoxie moscovite.
La défunte URSS était une mosaïque de républiques socialistes dont plusieurs comprenaient, en leur sein, des entités ayant plusieurs statuts dont celui de «république autonome». La Géorgie indépendante comprenait l’Ossétie du Sud (ou Alanie) et l’Abkhazie. Les Ossètes-Alains, ainsi que les Abkhazes, sont ethniquement distincts des Géorgiens. Tous ces peuples ne sont pas des Slaves comme les Russes. Suite au démantèlement de l’URSS, le pouvoir central en Géorgie met en place une politique de répression de toute velléité d’autonomie de l’Ossétie-sud et de l’Abkhazie. Un conflit armé éclate en 1991 entre Ossètes et Géorgiens suivi d’un conflit similaire entre ces derniers et les Abkhazes. La Russie s’interpose pour calmer le jeu et s’entend avec la Géorgie pour fermer définitivement ses bases militaires sur le territoire géorgien, ce qui fut achevé en 2007. En 2004 éclate en Géorgie la «révolution des roses» qui aboutit au remplacement du président Edouard Chevarnadze par Mikhaïl Saakachvili qui s’attelle à faire adhérer son pays à l’Union européenne et à l’OTAN. Aux yeux de Moscou, cette stratégie est perçue comme une manœuvre belliqueuse des puissances euro-atlantiques. En août 2008, suite aux accrochages entre Ossètes et Géorgiens, l’armée russe intervient sur le territoire de l’Ossétie du sud. Simultanément, les Abkhazes lancent une offensive anti-géorgienne. La Fédération de Russie reconnaît alors l’indépendance de l’Ossétie du sud ainsi que celle de l’Abkhazie; tout comme elle reconnaît celle de la Transnistrie en Moldavie. L’aspiration euro-atlantique de la Géorgie fut stoppée.
En 2014, suite à la révolution de Maïdan à Kiev et à la crise de Crimée, cette dernière région que Kroutchev avait rattachée à l’Ukraine, fait sécession par rapport à Kiev grâce à l’intervention militaire russe. Poutine a toujours usé d’arguments semblables à ceux avancés par l’OTAN en 1999 pour justifier le bombardement de Belgrade et créer la république du Kosovo en la détachant de la Serbie. Le Kremlin considère que ce qui est valable pour le Kosovo l’est également pour la Crimée, l’Ossétie-sud, l’Abkhazie, la Transnistrie, ainsi que les deux républiques du Donbass russophone d’Ukraine : le Donetz et le Louhansk.
Certes, en profondeur se profilent d’énormes intérêts économiques liés au tracé des oléoducs et des gazoducs venus d’Asie Centrale et de la Caspienne et devant traverser les rivages de la Mer Noire. Certes, la ressemblance est frappante entre la situation en Géorgie et ses deux républiques d’Ossétie et d’Abkhazie, d’avec la situation ukrainienne et ses deux républiques du Don. Certes, un climat de guerre froide continue à empoisonner les rapports maladroits de l’OTAN avec la Russie. Certes, la Russie de Poutine entend démontrer en 2022 en Ukraine, comme en 2014 en Crimée et en 2008 en Géorgie, qu’elle demeure une grande puissance. Mais cette guerre dégage une atmosphère fétide de haine à peine retenue où tous les démons du passé ressurgissent et ensanglantent les plaines d’Ukraine. Un enjeu irrationnel se profile derrière la tragédie, enjeu qui n’existe pas en Géorgie où les acteurs du drame sont d’ethnies différentes même s’ils confessent tous le même Christianisme orthodoxe.
En Ukraine ce qui est en péril, aux yeux de Moscou, c’est l’identité russe, l’âme du monde russe qui ne peut tolérer la moindre séparation en son sein. Aux yeux de la Russie de Poutine, du Patriarche Kyrill et de l’idéologue Douguine, l’Ukraine est coupable de vouloir exister en dehors de la matrice moscovite et de commettre le suprême adultère : forniquer avec l’Occident de la « thalassocratie » comme dit Douguine, trahir la sacralité de l’identité enracinée dans le sol de la terre-mère de la Sainte Russie. On retrouve dans cette forme d’exaltation identitaire, l’écho de la pensée de Constantin Leontiev et sa sensibilité byzantiniste qui inspirera Berdiaev et Soloviev. Mais on pourrait également entendre l’écho panslaviste du grand poète Fiodor Tiouttchev : « La Russie ne se comprend pas avec la raison … il faut croire en elle ».
Mais pourquoi l’unité insécable de l’identité russe, ou de la russité, est-elle un enjeu politique ? La réponse à cette question réside dans le messianisme byzantin dont Moscou aurait hérité. L’empire chrétien serait, en principe, le dernier de l’histoire avant le deuxième avènement du Christ. Cette pulsion messianique se retrouve chez certains penseurs, poètes et idéologues russes depuis le XIX° siècle. De nos jours, ce messianisme est probablement le mieux formulé par Alexandre Douguine, le théoricien du slavo-touranisme, voire d’un eurasisme renouvelé, enraciné dans une tradition spirituelle ultraconservatrice et multi-religieuse à la fois, en rupture avec la modernité des Lumières.
Ce messianisme n’est pas vraiment millénariste tout en étant eschatologique. Les événements historiques, comme les soixante-dix ans de communisme athée, appartiennent à un temps éphémère fracturé et morcelé. Le plan de Dieu et la destinée de l’Homme se situent sur un tout autre registre, celui du monde qui advient. C’est pourquoi, dans ces étendues sans frontières du sol russe (Russkaya Zemlya) et de la terre-mère (Rossia Matouchka), l’Orthodoxie est le principe unifiant par excellence et ce, depuis la naissance de l’identité de la Rûs à Kiev lors du baptême des peuples slaves dans le Dniepr. Peu importent les invasions, les guerres dévastatrices ou les crises politiques, le sol matriciel de ce monde russe (Russkii mir) demeurera à jamais non morcelable, parce que cimenté pour toujours par l’Orthodoxie moscovite.
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