Bras-de-fer latent entre Ghada Aoun et l’Inspection judiciaire
Déférée par l’Inspection judiciaire devant un conseil de discipline, la procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, brandit la menace d’une fronde au sein de la magistrature.

La très contestée procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, semble vouloir diriger un mouvement de contestation ou de rébellion au sein de la magistrature pour protester contre une décision de l’Inspection judiciaire de la déférer, à cause de ses incartades, devant un conseil de discipline.

L’information est tombée jeudi soir, dans la nuit: Ghada Aoun, a été déférée devant un conseil de discipline par le président de l’Inspection judiciaire, Bourkan Saad. Le président du Conseil supérieur de la magistrature, Souhail Abboud, doit nommer un magistrat devant qui Mme Aoun, proche du camp présidentiel, doit comparaître et répondre de ses actes.

La décision de l’Inspection judiciaire intervient à la suite d’un enchaînement d’événements au centre desquels la magistrate s’est retrouvée et qui sont en contradiction avec les normes déontologiques qui régissent normalement le comportement de tout juge. Ces normes sont indispensables pour l’efficacité et le bon fonctionnement de tout système judiciaire.

Selon divers médias, Mme Aoun a été déférée devant le Conseil de discipline à cause de son voyage en France, qu’elle aurait effectué sans l’autorisation requise du ministre de la Justice, Henry Khoury, ce que Mme Aoun n’a pas tout à fait démenti. Dans une interview à la chaîne locale, OTV, qui appartient au Courant patriotique libre (CPL) fondée par le président Michel Aoun, la juge a indiqué qu’elle avait demandé l’autorisation de M. Khoury et pris contact avec lui, mais sans préciser si elle l’avait obtenue.

Il n’était pas possible dans la journée, vendredi, d’avoir des informations précises au sujet des faits reprochés à Mme Aoun, voire même une confirmation de la démarche prise à son encontre. De sources judiciaires autorisées, on affirme qu’il s’agit d’une question interne qui est supposée rester dans ce cadre. De mêmes sources, on met en relief toutefois le tweet de Mme Aoun «censé donner des éléments de réponse». Un tweet qui confirme donc qu’elle doit comparaître devant un conseil de discipline, dès que M. Abboud nommera un magistrat pour la juger. Elle y annonce un «soulèvement des juges intègres». «Qui va réagir favorablement et le rejoindre»? s’interroge-t-elle ensuite sur la plate-forme sur laquelle elle est très active, au point d’enfreindre le droit de réserve auquel chaque magistrat est tenu de se conformer.

Mme Aoun a aussi laissé entendre dans son interview à la OTV qu’elle compte s’opposer à toute mesure disciplinaire prise à son encontre.  «J’attends de voir quelle sera l’évolution de cette démarche judiciaire», a-t-elle déclaré, en affirmant qu’elle continuera entre-temps de plancher sur les dossiers dont elle est en charge, notamment son acharnement contre les banques et le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé. «Je ne lâcherai pas. Je vais affronter par la force de la raison, de la loi et de la justice, toutes les tentatives (elle n’a pas cependant dit lesquelles) prises à mon encontre», a-t-elle ajouté.

Mme Aoun s’était récemment rendue en France pour participer à un colloque sur la corruption organisé par une sénatrice, Nathalie Goulet. Si la question de l’autorisation délivrée par le ministère de la Justice a été soulevée, c’est en raison des écarts qui ont ponctué cette visite. Elle a eu lieu en coordination avec un homme d’affaires libanais, candidat aux législatives du 15 mai, Omar Harfouche, qui a lui-même annoncé avoir invité Ghada Aoun à se rendre en France pour participer à ce colloque. Ce dernier se sert ainsi de ce rapprochement avec la juge – soutenue notamment par le CPL et décriée par tous ceux qui dénoncent une procédure judiciaire sélective, motivée essentiellement par des considérations politiques liées aux intérêts politiciens du camp dont elle est proche – comme un levier politique pour améliorer son image auprès des électeurs de Liban-nord I (Tripoli et Minyé) en se présentant comme le chantre de la lutte contre la corruption. Une photo du candidat Omar Harfouche et de Ghada Aoun, bras dessus bras dessous, a fait le tour des réseaux sociaux, accompagnée de remarques préjudiciables pour la juge.


Le colloque s’était aussi déroulé en présence de William Bourdon, fondateur de Sherpa. Il s’agit de l’ONG qui avait déposé une plainte à Paris contre le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, poursuivi avec acharnement par Mme Aoun dont l’impartialité a déjà été mise en cause par ce dernier.



«Une image d’impartialité»

En acceptant de prendre part à un événement en présence de personnes qui sont partie prenante dans l’affaire sur laquelle enquête la juge, celle-ci déroge au principe de l’impartialité mis en avant dans les différents codes de déontologie de la magistrature. Au Canada par exemple, le Recueil des obligations déontologiques des magistrats met en garde, entre autres, contre les comportements qui peuvent nuire à la magistrature, en indiquant que «la confiance et le respect que le public porte à la magistrature sont essentiels à l’efficacité de notre système de justice et, ultimement, à l’existence d’une démocratie fondée sur la primauté du droit». «Les juges doivent s’efforcer d’avoir une conduite qui leur mérite le respect du public et ils doivent cultiver une image d’intégrité, d’impartialité et de bon jugement», selon le texte qui évoque également le comportement d’un juge sur les réseaux sociaux: «Le magistrat, qui n’est pas un internaute comme un autre, doit être vigilant dans son utilisation des réseaux sociaux, en particulier lorsqu’il s’exprime sous son identité et en qualité de magistrat. Un critère dont Mme Aoun se soucie peu, si l’on tient compte des critiques qu’elle a formulées sur Twitter contre un de ses collègues, le président de la chambre de mise en accusation du Mont-Liban, le juge Pierre Francis, qui s’était désisté de l’examen du dossier relatif à la demande de remise en liberté sous caution de Raja Salamé, frère du gouverneur de la Banque du Liban. La remise en liberté de M. Salamé avait été acceptée par le premier juge d’instruction, Nicolas Mansour, mais Ghada Aoun avait interjeté appel contre cette décision.

Sur Twitter, elle avait accusé nommément Pierre Francis d’être peureux et de s’être désisté à cause de la peur qui s’est emparée de lui, avant de se rattraper pour indiquer, toujours sur Twitter, que ses propos ont été mal interprétés. Son attaque publique contre le magistrat pourrait être une des causes de la décision de l’Inspection judiciaire de la déférer devant un conseil de discipline.

En juin 2020, le procureur de la République, Ghassan Ouaidete, avait demandé à l’avocat général près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghassan Khoury, de convoquer Mme Aoun pour une enquête au sujet de vives critiques qu’elle avait formulées, toujours sur Twitter, contre le Conseil supérieur de la magistrature et son président, le juge Souhail Abboud. Elle avait fait cela à cause du train de permutations judiciaires que cette instance avait élaboré et qui prévoyait, à cause de son comportement, sa nomination en tant que conseillère auprès de la chambre pénale de la Cour de cassation, et donc sa mise à l’écart de son poste de décision.

Ghada Aoun s’était élevée contre cette décision et le président Michel Aoun avait gelé le décret de nominations, pourtant approuvé par la ministre de la Justice de l’époque, Marie-Claude Najm. Le texte est toujours bloqué en raison du refus présidentiel d’un changement de poste de Ghada Aoun.

Quant à une loi sur l’indépendance de la justice, censée consacrer le principe de séparation des pouvoirs et empêcher des juges comme Mme Aoun de se faire l’instrument du pouvoir politique, elle se fait toujours attendre. Une proposition de loi dans ce sens moisit dans les tiroirs du Parlement.
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