Pour Alexandre Najjar, «Écrire c’est agir.»
«L'école de la guerre» n'a pas empêché «la honte des survivants» qui, quarante-cinq ans plus tard, semblent tomber beaucoup plus bas. Dans son œuvre, Alexandre Najjar dénonce pour agir et dans la vie, l’humaniste agit au lieu de dire. «Dans l'affaire du port, on veut museler la justice», s’indigne-t-il. Et les législatives? «La révolution n’a pas réussi à former un groupe homogène avec des leaders compétents et un programme unifié». Entretien sans ambages avec l'écrivain engagé au service des causes libanaises et universelles.



Alexandre Najjar est  un écrivain engagé, «en situation» dans un pays occupé et aliéné. Il a milité pour l'indépendance du Liban et signé de nombreux articles dans la presse libanaise et étrangère pour défendre les libertés, notamment la liberté d’expression. Une grande partie de ses livres est consacrée au Liban et ne cesse de s’enrichir continuellement. L’écrivain, dramaturge et poète est obsédé par la justice. Il essaiera de rendre justice à son pays et au peuple libanais, bouc émissaire des pays voisins et victime des conflits régionaux, mais aussi de dénoncer «les manœuvres honteuses au sein de la justice».

On ne peut dénombrer ses actions en faveur du rayonnement de la culture et de la francophonie. Il a contribué à ratifier la Convention sur la diversité culturelle en 2005, a supervisé la manifestation «Beyrouth, capitale culturelle du monde arabe» et défendu avec succès la candidature de Beyrouth, élue par l'Unesco «capitale mondiale du livre». Ancien conseiller au ministère de la Culture, il a introduit l'ISBN au Liban, réhabilité la Cinémathèque nationale du Liban et lancé le projet de reconstruction de la Bibliothèque nationale du Liban. Il a fondé le prestigieux prix littéraire Phénix qui récompense une œuvre francophone autour du Liban, ainsi que L'Orient des Livres, une maison d’édition partenaire d'Actes Sud. En 2006, il a relancé L’Orient littéraire. Ses livres traduits en douze langues défendent toujours une cause libanaise ou universelle. Il sait que l’intellectuel est l’homme des nuances. Il est allé jusqu’à enquêter sur place sur Jesse Owens et s’est attaqué au racisme. Ici Beyrouth a souligné le lien entre l’action et la parole du grand écrivain libanais. Entretien avec le Grand Prix de l’Académie française 2021, Alexandre Najjar, autour de son œuvre, de son dernier-né et de la situation alarmante.

Depuis trois ans, nous sommes revenus au mode de vie rudimentaire de L’École de la guerre,  et votre livre écrit en 89, La  Honte du survivant, est plus actuel que jamais. D'une part, les révolutionnaires de 2019 sont à bout de force et craignent pour leur pain quotidien autant que pour leur dignité. D'autre part, le monde, et même nos amis, nous regardent sans agir. Qui sont les vrais coupables?

Nous vivons en effet une crise sans précédent. Tout manque: pain, eau, lait, électricité, carburant, sans compter l'argent gelé des épargnants. Peut-on tomber plus bas? Pendant la guerre, sous l'occupation, la population était moins humiliée! Le pays qui a donné l'alphabet au monde est revenu à l'âge de pierre, et le régime actuel est incontestablement le plus catastrophique de l'histoire du Liban.

Nos dirigeants sont coupables, sans doute, mais le peuple libanais est également responsable d'avoir élu ou réélu ces dirigeants pourris, de privilégier l'appartenance communautaire au lieu de l'appartenance nationale, de soutenir des partis inféodés à des puissances régionales ou mondiales... Même la révolution, qui représentait un espoir de changement, a déçu dans la mesure où elle n'a pas réussi à former un groupe homogène avec des leaders compétents et un programme unifié. On le voit dans les listes pour les législatives: c'est du n'importe quoi. Des listes qui se réclament de la révolution s'entretuent au risque de tout perdre. C'est une question d'ego, ou pire, une conspiration ourdie par certains services ou partis qui préfèrent diviser pour régner et manipulent de prétendus révolutionnaires pour semer la zizanie... Saint-Just avait raison: «Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau.»

Vous avez écrit des hagiographies. Je pense particulièrement à celle d'Abouna Yaacoub que vous avez désigné judicieusement par L’Homme de la providence. Loin de la religion et des saints qui ont fait la gloire du Liban, ne croyez-vous pas que la croyance en  l'homme providentiel a creusé la tombe du Liban et des Libanais.es? Comment s’en défaire?

Je crois que la spiritualité a sauvé de nombreux Libanais du désespoir. Allez dans la Kadicha: vous tomberez à genoux tant cette vallée, où se réfugiaient nos compatriotes persécutés, est de ces «lieux où souffle l'esprit», comme l'affirmait Barrès. C'est dans la foi que nous puisons le courage de rester debout. Quant à «l'homme providentiel», il est normal d'espérer qu'un homme d'État vienne sauver notre pays du bourbier où il s'enlise! Pour la prochaine élection présidentielle, l'erreur n'est pas permise. Le Liban ne pourra pas supporter l'arrivée au pouvoir d'un président médiocre, menteur ou corrompu.

D’«Ernest Pinard, le procureur de l'Empire» et le persécuteur des plus grands écrivains et poètes français, en l’occurrence Flaubert et Baudelaire, à certains magistrats locaux dont vous avez dénoncé dernièrement les débordements... Écrire est-ce toujours agir? Comment sauver la justice au Liban?

L'écrivain n'est pas un homme d'action, l'avocat si. Mais l'écrivain engagé peut, par sa plume, dénoncer les abus et militer pour la liberté. Cela dit, la justice au Liban est dans un état lamentable. Il y a péril en la demeure. Les juges n'ont ni électricité, ni eau, ni papiers, ni enveloppes pour ranger leurs documents; ils ont désormais des salaires de misère et nombre d'entre eux ont démissionné. Dans l'affaire du port, on assiste à des manœuvres honteuses pour museler la justice, et certains magistrats politisés, téléguidés par des éminences grises, commettent des abus inimaginables dans un État de droit digne ce nom. Il y a, à mon avis, une volonté délibérée de détruire la justice libanaise, après la démolition de tous les autres secteurs. Sans justice, les mafieux restent impunis. Or le pays est dirigé par des mafieux. CQFD!


Vous vous rangez toujours du côté des justes. Vos héros mythologiques ou réels ont un message à transmettre: l'abbé Franz Stock et l’acteur Harry Baur ( Harry et Franz, prix Spiritualité 2019), Athina, et j’en passe. Croyez-vous, contrairement à ce que disait André Gide, qu’avec de bons sentiments, on fait de la bonne littérature?

Pas forcément. Certes, je préfère les héros aux antihéros, car ils se font trop rares, et nous avons besoin de phares, d'éveilleurs de conscience, pour nous guider ou nous élever. Mais j'ai parfois choisi des personnages aux parcours discutables: Ernest Pinard, le censeur borné, ou l'anarchiste du Mousquetaire qui finit par se suicider à la manière de Hemingway. Même dans mon dernier roman, Le Syndrome de Beyrouth, Amira est loin d'être parfaite: elle a pris les armes et sa vie est une succession de fiascos amoureux, mais elle reste lucide et digne jusqu'au bout.

Entre Le Roman de Beyrouth qui retrace l’Histoire de la capitale à partir du XIXe siècle à travers les trois générations d’une famille libanaise, et Le Syndrome de Beyrouth qui se focalise sur les principaux évènements survenus entre 2000 et 2020, les révoltes et les rechutes sont les mêmes. Partir est-ce la seule issue possible comme dans le cas de l’héroïne Amira Mitri?

Il y a un moment où, basta, on jette l'éponge. L'homme a beau être résistant, il a des limites. Ma génération a connu quinze ans de guerre et vingt ans d'instabilité avec des dizaines d'assassinats et la terrible explosion du port. C'est beaucoup pour une seule vie... Je comprends que certains éprouvent le sentiment d'avoir été trahis par ce pays qu'ils aiment tant et qu'ils préfèrent le départ au «syndrome de Beyrouth» qui consiste à pactiser avec le malheur.

Vous avez écrit la biographie de Khalil Gibran et réuni ses œuvres complètes dans un autre livre avec Jean-Pierre Dahdah. Pour interroger  le parcours hors du commun de  l’auteur du Prophète, vous vous êtes rendu sur place aux États-Unis et au Mexique pour recueillir de précieuses informations. Qu’est-ce qui vous a le plus étonné dans son parcours et sa personnalité, peut-être une face cachée?

Gibran est un messager de paix et d'espoir, un révolutionnaire spirituel, un chantre de l'amour et de la liberté. Son œuvre est traduite dans 101 langues, ce qui prouve bien l'universalité de son œuvre. Je lui ai consacré cinq livres et continue, avec deux autres spécialistes, de découvrir de nouvelles données sur sa vie. Sa face cachée? On le croyait ermite, détaché, or sa correspondance révèle un homme fasciné par les femmes qui ont eu une influence considérable sur son œuvre: à part sa mère et sa soeur Mariana, Josephine Peabody, Mary Haskell, Charlotte Teller, May Ziadé, Émilie Michel... la liste est longue!

Avec Saïd Akl, vous avez écrit un poème merveilleux chanté par Magida el-Roumi. Vous avez consacré la moitié de votre œuvre au Liban, son Histoire, ses grandes figures, et souligné l’apport d’Elissar et de Tyr dans Phénicia. Partagez-vous le point de vue de Saïd Akl concernant l’ascendant des Phéniciens sur le Liban et les Libanais.es?

Saïd Akl était un immense poète que j'ai bien connu. Il avait une certaine idée du Liban, et, suivant l'exemple de Charles Corm, glorifiait sans cesse notre passé phénicien. Il a inventé un alphabet qui a suscité des réactions houleuses, mais l'histoire lui a donné raison: la «romanisation» de l'écriture arabe sur les réseaux sociaux et les messages téléphoniques en est une variante. Pour ma part, j'ai rendu hommage à mon pays dans mon Dictionnaire amoureux du Liban et j'ai rappelé l'importance de la civilisation phénicienne dans Phénicia qui – c'est très symbolique –, a obtenu le prix Méditerranée. Mais cela ne signifie pas le rejet de la langue arabe ni une quelconque hostilité à l'égard de notre environnement arabe, pour lesquels j'ai le plus grand respect. Nous sommes singuliers et pluriels, fidèles à nos racines et ouverts au monde, c'est ce qui fait notre force.

Parmi les dizaines de distinctions et de prix prestigieux que vous avez obtenus, quelle place occupe le Grand Prix de la francophonie décerné en 2021 par l'Académie française dans votre parcours? Quelle est votre prochain défi littéraire?

C'est la reconnaissance de mon action en faveur de la francophonie, pendant plus de tente-cinq ans, notamment au sein du Barreau de Beyrouth où je présidais la commission francophone, sans compter une trentaine de livres, des dizaines de conférences aux quatre coins du monde et, bien sûr, L'Orient littéraire qui, depuis sa résurrection en 2006, occupe une place importante dans le paysage culturel francophone. Certaines institutions culturelles au Liban feignent d'ignorer ce parcours par méconnaissance ou jalousie; pour ma part, je poursuis mon action avec conviction. Je suis heureux que la fin de la pandémie me permette de rencontrer à nouveau les élèves dans les écoles pour «prêcher» l'importance de la langue française comme vecteur de culture et insister sur la nécessité de lire: alors que 93% des jeunes Français lisent, nos jeunes «snobent» le livre. C'est une situation alarmante qui justifie notre mobilisation!
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