Parlez-moi d’amour (4) - «L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas…»
S’inspirant de Platon, J. Lacan nous livre une conception apparemment sibylline de l’amour. «L’amour, dit-il, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas». Ailleurs, il dira qu’«aimer c'est essentiellement vouloir être aimé».

En d’autres termes, aimer c’est reconnaître qu’une part de soi-même, cette part de la toute petite enfance comblée et complète, est définitivement perdue. Dans la relation amoureuse, un sujet remet cette part manquante à l’autre, la dépose en lui ou en elle dans une quête jamais assouvie, mendiant un regard, un geste, qui, pendant un court instant, lui donnera le sentiment qu’il ou elle est aimé(e). Tous les deux sont condamnés, s’ils sont dans l’amour véritable, à rechercher sans cesse la clé de la porte d’entrée à leurs retrouvailles intimes; s’ils la trouvent à un moment donné, ils ne sont jamais certains de la retrouver à un autre. La relation amoureuse baigne dans l’incertitude et l’errance. Celui ou celle qui est dans le déni de sa faille, qui se croit complet(e) ou suffisant à soi-même ou à l’autre ignore ce qu’est l’amour.

Barthes, dans Fragments d’un discours amoureux, le dit admirablement: «Vous m’attendez là où je ne veux pas aller, vous m’aimez là où je ne suis pas. Nous ne nous intéressons pas à la même chose; et, pour mon malheur, cette chose divisée c’est moi; je ne m’intéresse pas à mon esprit, vous ne vous intéressez pas à mon cœur.» Oscar Wilde surenchérit: «L’amour est un malentendu». On peut y ajouter: entre deux malentendants!

Dans L’amour aux temps du choléra, Florentino Ariza, le héros du roman de Garcia Marquez, en proie à un inconsolable chagrin d’amour, tente d’apaiser son mal dans les lits où l’accueillent de nombreuses femmes. Son ami se montre autant admiratif qu’envieux. Il est époustouflé par le nombre de femmes avec lesquelles il a couché en cinquante ans. Florentino lui confie qu’il «possède 25 carnets où sont enregistrées 622 amours ininterrompues, en plus des innombrables amours fugaces qui ne méritent pas même une ligne bienveillante». Et l’autre, sidéré, lui demande: mais comment fais-tu pour séduire autant les femmes? Et Florentino de répondre que les femmes «l’identifient tout de suite comme un solitaire assoiffé d’amour, un nécessiteux des rues dont l’humilité de chien battu les fait capituler sans conditions».

Laura Marling dans la chanson What he wrote illustre cela avec une lancinante mélancolie:

He had to leave, though I begged him to stay.

Begged him to stay, in my cold wooden grip,

Begged him to stay by the light of this ship.

Me fighting him, fighting life, fighting dawn…

Que dire alors de J. Brel dans sa chanson-supplique:

Ne me quitte pas 


Laisse-moi devenir

L’ombre de ta main

L’ombre de ton chien

Ne me quitte pas…

Pour aimer, il faut donc qu’un sujet admette qu’il ne peut qu’être un mendiant d’amour. Et que, dans sa quête amoureuse, il n’a que son manque à offrir. Le paradoxe, c’est qu’il demande à l’autre l’impossible colmatage de ce manque. Et pourtant, c’est ce même sentiment de manque qui est à l’origine de la naissance du désir amoureux. Un désir qui se cherche sans cesse, qui se trouve, se perd… un désir qui n’est finalement saisissable que par bribes.

Mais l’autre, même s’il lui arrive parfois d’en être séduit, n’a que faire de ce manque. Bien au contraire, l’autre s’attend à recevoir du plein, de l’abondance: la société dans laquelle nous vivons exige de montrer du plein. Plein d’argent, plein d’élixirs de jouvence, de qualités, de performances, de biens de consommation, de relations, de (re)jouissances, etc. L’autre est dans une position de comptable: «Je te donne tant, tu me dois autant». Cette société n’a que faire des mendiants d’amour! C’est avec une certaine condescendance qu’on traite les amoureux de «romantiques», une espèce incongrue en voie de disparition.

C’est souvent la femme, à condition qu’elle demeure proche de sa sensibilité propre, qui a tendance à tenter l’aventure en s’engouffrant dans cette épreuve de vérité qui est celle de vivre le manque, alors que l’homme, lui, est amené à le nier parce qu’il le fragilise. Il est conduit à le refouler pour lui substituer de la virilité, de l’assurance, et plus généralement de ce qui fait le semblant, le paraître. «L’amour est l’histoire de la vie des femmes, c’est un épisode dans la vie des hommes» (G. de Staël). Dans le même sens, A. Comte-Sponville lance la boutade suivante: «Les hommes sont prêts à tout pour faire l’amour, y compris à aimer, les femmes sont prêtes à tout pour aimer et être aimées, y compris à faire l’amour».

Un film de Frank Perry datant de 1968, The swimmer, nous montre, au début, le personnage principal incarné par Burt Lancaster, éclatant de santé, de force et d’assurance mais qui, à mesure que l’histoire se déroule, se décompose graduellement. Il ne parvient plus à sauvegarder sa posture, il ne peut plus cacher un profond besoin, un manque déchirant s’exprimant par une humiliante demande d’amour qui ne parvient jamais à trouver d’objet et, à la fin, il s’effondre de désespoir.

L’être humain se caractérise par une bisexualité psychique. En chacun, femme ou homme, se trouve une part féminine et une part masculine. Et c’est la partie féminine qui aime, alors que la part masculine a tendance à en avoir peur, peur de se retrouver dans la dépendance et dans la vulnérabilité, peur justement d’être confrontée à la perte et au manque.

Terminons cette réflexion avec cette remarquable citation du philosophe T. Adorno: «Tu seras aimé le jour où tu pourras montrer tes faiblesses sans que l’autre s’en serve pour affirmer sa force».

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