Mémoire libanaise entre silos du port et message patriarcal
Deux événements se sont succédé récemment. La décision, en Conseil des ministres, du gouvernement libanais de démolir les ruines des silos de Beyrouth, épicentre de l’explosion apocalyptique du 4 août 2020, et l’homélie pascale inédite du patriarche maronite, le cardinal Bechara Raï. Ces deux événements, apparemment étrangers l’un à l’autre, peuvent être cependant appréhendés à travers le même filtre de lecture, celui de la mémoire collective.

Le message pascal du patriarche maronite n’a nul besoin d’être lu entre les lignes pour être compris. Il suffit de lire. Le prélat a fortement exhorté ses propres ouailles, ainsi que l’ensemble des Libanais, à remplir leur devoir de citoyen et voter en ayant conscience du danger qui guette l’identité même du pays ainsi que sa raison d’être. Dans des termes fermes et clairs, sans fioritures et sans toutefois citer de noms, il a demandé à ce que l’électeur fasse barrage aux forces politiques qui font le choix de changer l’identité du Liban ainsi que son positionnement sur l’échiquier mondial. Sur un ton grave et pathétique, il a asséné à qui veut l’entendre: «Si le peuple ne fait pas attention à la gravité de la période actuelle et s’il ne choisit pas les forces capables de défendre l’entité et l’identité libanaises, c’est lui seul et non pas la classe politique qui assumera la responsabilité du grand effondrement.» En responsabilisant ainsi l’électeur, le patriarche maronite se positionne en gardien de la mémoire du Liban et de sa longue tradition d’ouverture au monde, face à ceux qui ne cachent pas leur volonté d'en faire un pays de confrontation entre axes stratégiques. Il est clair que les propos du prélat s’adressent en priorité aux chrétiens, notamment aux maronites de sa propre juridiction, qui sont tentés par la propagande des mollahs de Téhéran et ne voient, dans l’action destructrice de ces derniers, qu’une opportunité de retrouver les privilèges qu’ils pensent avoir été ceux de leur communauté il y a de nombreuses décennies. «Paris vaut bien une messe», avait jadis dit Henri IV avant de se convertir au catholicisme et d’accéder au trône de France. Depuis plusieurs décennies, on a vu ce dont certains hommes politiques sont capables de faire afin d’accéder au siège présidentiel tant convoité du Palais de Baabda. Le message du patriarche maronite résonne comme un refus cinglant de telles dérives d’autant plus que les élections présidentielles de l’automne sont l’enjeu véritable du scrutin législatif du printemps, et que le candidat-présidentiel du camp pro-iranien n’est autre que le président du CPL, parti fondé par l’actuel chef de l’État.


Au-delà du propos lui-même, le patriarche maronite a surtout exhorté les siens, ainsi que l’ensemble des Libanais, à préserver leur mémoire collective commune qu’ils ont su patiemment échafauder durant des siècles, en dépit des difficultés, des conflits et des massacres. On pourrait paraphraser ce message en disant: «Oubliez vos divisions et vos allégeances traditionnelles. Faites le choix du Liban souverain, libre, indépendant et neutre. Que votre bulletin de vote plébiscite la mémoire du Liban patiemment construit par vos pères.» Ceci ne s’adresse pas aux partisans du tandem Amal-Hezbollah, décidé à faire du Liban une sous-préfecture de la République islamique d’Iran, mais plutôt à la faction chrétienne opportuniste qui lui confère une légitimité nationale.

Simultanément, le gouvernement libanais décide de démolir les silos en ruines. Cette mesure est aussi criminelle que l’explosion du 4 août 2020 car elle assassine la mémoire libanaise que le patriarche veut protéger. Elle fait table rase de la scène du crime. Au lieu d’imaginer des monuments insignifiants de commémoration, le gouvernement ferait mieux de se rendre à Hiroshima, à Nagasaki, à Berlin et dans bien d’autres villes martyres, afin de voir comment les peuples qui se respectent, et qui ont le souci de leur mémoire collective, savent préserver les traces de leur propre histoire afin que les générations n’oublient pas la tragédie vécue par leurs pères. Sans aller à l’autre bout du monde, ce gouvernement d’amnésiques n’a qu’à se rendre au carrefour Sodeco et déambuler dans ce qui reste de l’immeuble Barakat, symbole par excellence de la mémoire de Beyrouth, martyrisée par la guerre civile. Qu’ils se rappellent les luttes de la population pour préserver ce témoignage face aux projets de sa démolition. Les silos du port représentent beaucoup plus que l’immeuble Barakat. Ils ne résultent pas d’une guerre entre milices rivales, mais d’un crime d’État. Jamais caste dirigeante ne fut aussi pourrie et aussi vile que celle qui a dirigé le Liban de l’après-guerre. Les silos doivent demeurer en l’état, réquisitoire impitoyable contre les criminels qui ont perpétré le crime ou qui ont laissé faire.
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