Bureaux de vote des expatriés : torpillage ou cafouillage ?
Les premières plaintes des électeurs expatriés sont parvenues d'Australie, un pays où le vote de la diaspora revêt une importance déterminante pour les législatives...et la présidentielle.

Chat échaudé craint l’eau froide. Que serait-ce lorsqu’il est échaudé plusieurs fois… La diaspora libanaise a dû faire face à tellement de difficultés et d’obstacles pour garantir son droit de vote aux législatives libanaises en mai prochain, que toute mesure adoptée par le gouvernement libanais relative à ce droit lui parait suspecte.

Depuis jeudi soir, un nouveau problème est apparu, qui risque de décourager de nombreux électeurs parmi les 225.624 expatriés inscrits, sachant que ce nombre est trois fois plus grand que celui des inscrits lors des dernières législatives de 2018. En effet, dans les pays où la répartition des électeurs par bureaux de vote a été rendue publique, certains émigrés ont eu la mauvaise surprise d’apprendre que le bureau qui leur a été assigné se situait très loin de leur lieu de résidence. En outre, les membres d’une même famille ont été répartis sur plus d’un bureau, éloignés l’un de l’autre.

Ces problèmes semblent affecter particulièrement les pays qui sont très éloignés du Liban et qui sont caractérisés par un grand nombre d’inscrits et un large territoire, comme l’Australie et les États-Unis.

Les premières plaintes parvenues concernaient Sydney, en Australie. Le consul général libanais dans cette ville, Charbel Maacaron, a fait vendredi l’objet d’une vaste campagne de dénigrement sur Twitter. Des centaines d’internautes l’ont accusé d’avoir réparti les expatriés libanais inscrits pour voter en Australie de manière à les décourager de le faire.

Dans plus de 7600 Tweets, sous le hashtag "scandale Charbel Maacaron", le consul a été accusé d’être "aouniste" et d’avoir "modifié les listes électorales" pour limiter le vote des expatriés à Sydney. Le vice-président des Forces libanaises, le député Georges Adwan, avait tenu jeudi lors de l’émission Sar elwaqt, sur la MTV, des propos allant dans le même sens.

Le Courant patriotique libre en Australie avait dénoncé "cette attaque basée sur des mensonges, qui vise à leurrer l’opinion publique", accusant les Forces libanaises de vouloir ternir l’image du CPL.

Lundi, c’est aux États-Unis que les critiques ont commencé à fuser au sujet de membres de certaines familles répartis sur des bureaux très éloignés les uns des autres.

Torpillage ou cafouillage ?

S’agit-il d’une nouvelle tentative de torpiller, ou du moins de limiter le vote des expatriés, après celle du Courant patriotique libre de restreindre leurs votes à six députés seulement dans le cadre d’une 16ᵉ circonscription représentant la diaspora, et qui n’avait pas abouti. On rappelle que le 19 octobre dernier, le Parlement libanais a voté des amendements de la loi électorale, supprimant notamment la 16ᵉ circonscription et accordant donc aux expatriés le droit de voter selon leur circonscription d’origine. Le CPL et son chef Gebrane  Bassil s’était empressé de présenter le 17 novembre un recours en invalidation des amendements auprès de la Cour constitutionnelle. Mais la non-décision de cette Cour le 21 décembre dernier au sujet du recours, qui signifiait que les amendements entraient de facto en vigueur, avait conforté le droit des expatriés de voter « pour les 128 ».

Pour ce qui est de la répartition des électeurs par bureaux de vote, il semble que le problème soit plutôt du domaine du cafouillage que du torpillage. Il serait le résultat du processus d’inscription des émigrés. Ceux-ci disposaient en fait, en vertu de la loi, d’un délai assez court, du 1ᵉʳ octobre au 20 novembre 2021, pour s’inscrire sur le site internet https://diasporavote.mfa.gov.lb/ consacré à cette fin par le ministère des Affaires étrangères.

Durant ce court délai, les activistes de la diaspora et les représentants des partis politiques avaient déployé de très grands efforts pour inscrire le plus grand nombre de personnes. Une fois les listes finalisées, et corrigées, le ministre des Affaires étrangères Abdallah Bou Habib avait adressé le 10 janvier 2022 une circulaire aux chefs des missions diplomatiques et consulaires dans les pays où la diaspora libanaise allait participer aux législatives, à savoir ceux où plus de 200 inscriptions ont été validées. La circulaire précise notamment que « les électeurs sont répartis géographiquement selon leur lieu de résidence ».

Lieu de résidence

Or il semble que tout le problème réside à ce niveau. En raison du court délai imparti pour l’inscription, par le biais d’un site internet très compliqué, les activistes de la société civile et les représentants des partis ont aidé des milliers d’expatriés à s’inscrire. Ils n’ont pas toujours eu le temps de vérifier l’adresse de chaque électeur et ont parfois inscrit leur propre adresse ou celle du bureau du parti, de l’église, ou de la mosquée où a eu lieu l’inscription, comme l’ont expliqué certains activistes dans plusieurs pays à Ici Beyrouth. Or ce formulaire qui a été utilisé pour l’inscription comprend une catégorie « code postal », sur base de laquelle les électeurs ont été répartis « selon leur lieu de résidence », comme le stipule la circulaire.

Une source diplomatique précise à Ici Beyrouth que cette répartition a été choisie pour faciliter le vote des émigrés et non le compliquer. Elle souligne que les bureaux ont été sélectionnés logiquement, de façon à permettre aux inscrits de voter au plus près de leur maison.

Réagissant aux nombreux Tweets relatifs aux bureaux de vote à Sydney, la source précitée indique que les critiques sont exagérées puisque les bureaux les plus éloignés l’un de l’autre sont à 35 minutes en voiture, et ne requièrent pas des heures de trajet comme l’ont affirmé les Tweets.

Selon cette source, «l’électeur a la responsabilité de noter la bonne adresse en remplissant le formulaire et doit assumer le résultat de l’information inscrite».

Mais comment résoudre ce problème, maintenant qu’il se pose ? N’est-il pas possible de changer la répartition des électeurs ? Selon la source diplomatique, cela n’est plus possible à présent, les listes ayant déjà été finalisées.

Communiqué du ministère


Dans la journée de lundi, le ministère des Affaires étrangères a publié un communiqué pour clarifier la polémique relative aux bureaux de vote à Sydney et au rôle du consul général Charbel Maacaron dans ce cadre. Le communiqué précise que le «consulat général à Sydney a exécuté les instructions du ministère concernant les élections des expatriés libanais et a réparti géographiquement les électeurs selon les codes postaux utilisés en Australie, indiqués dans les formulaires par ceux qui se sont inscrits pour voter à l'étranger».

Il souligne que «les machines électorales des différents partis libanais dans la ville de Sydney et ses environs avaient aidé leurs partisans expatriés qui souhaitent voter à remplir les formulaires d'inscription requis». Si ces derniers n’ont pas indiqué la vraie adresse domiciliaire et le vrai code postal de l'électeur, «cela n'engage en rien la responsabilité du consulat général», note le texte.

Il précise que «le consulat général à Sydney a réparti environ 17.000 électeurs sur 9 centres de vote et 47 bureaux selon le code postal indiqué par l'électeur ou la machine électorale dans le formulaire, le consulat n'étant pas en mesure de vérifier l'authenticité de l’adresse réelle de l'électeur".

Il affirme aussi que «lorsque des membres d'une même famille sont inscrits selon des adresses résidentielles et des codes postaux différents, il est normal qu'ils votent dans des bureaux de vote différents».

Le communiqué insiste sur le fait que « le ministère des Affaires étrangères, représenté par les missions libanaises à l'étranger, œuvre pour aider les électeurs à voter et les encourage à interagir avec ces missions pour assurer le succès et le bon déroulement du processus électoral».

L’importance de Sydney

Il est intéressant de relever que le vote des expatriés en Australie est très important et jouera peut-être un rôle décisif dans les législatives. En effet, 20.661 expatriés sont inscrits en Australie, presque le double qu’en 2018, lorsque 11.825 émigrés s’étaient inscrits. À l’époque, c’était le pays qui comptait le plus d’électeurs inscrits. Aujourd’hui, il compte le 5ᵉ plus grand nombre de Libanais enregistrés, après la France, les États-Unis, le Canada et les Émirats arabes unis.

Mais il ne s’agit pas seulement de nombre mais d’appartenance politique aussi. L’Australie est l’un des plus grands réservoirs de voix pour les Forces libanaises à l’étranger du fait de l’émigration historique vers ce pays. Selon des activistes de la diaspora à Sydney, les FL auraient à eux seuls inscrit près de 15 mille partisans. Le CPL y est présent aussi, mais en moindre nombre. Quant à la société civile, et malgré les grands efforts déployés par ses volontaires qui ont permis d’inscrire des indépendants, elle n’a pu que constater la grande emprise des partis traditionnels sur la diaspora, notamment les FL. Et alors que FL et CPL aidaient leurs partisans à se procurer les passeports nécessaires pour voter, les volontaires de la société civile ont constaté qu’une partie notable des expatriés qu’ils ont aidés à s’inscrire ne possèdent pas les papiers d’identité requis pour se rendre aux urnes.

En outre, une grande partie des Libanais d’Australie sont originaires de la circonscription Nord III (Koura, Batroun, Becharré et Zghorta) et leurs votes seront décisifs dans la bataille que s’y livrent les différents candidats à l’élection présidentielle libanaise, et leurs partis : MM. Gebran Bassil (Batroun), Samir Geagea (Becharré), Sleiman Frangié et Michel Moawad (Zghorta).

Ainsi, de ces 20.661 électeurs inscrits en Australie, 1270 votent à Batroun, 1301 à Koura, 3395 à Becharré et 3293 à Zghorta, soit un total de 9259 voix pour la circonscription, c'est-à-dire près de la moitié des inscrits dans ce pays. Ces voix constituent aussi à elles seules près de la moitié des électeurs de la diaspora dans le monde votant dans cette circonscription, à savoir 26.714.

Pour refermer la parenthèse Australie-Liban III, qui est de première importance, il convient de noter que cette circonscription est celle qui a le plus grand pourcentage d’inscrits dans la diaspora par rapport au total d’inscrits au Liban et à l’étranger, à savoir 26.714 sur un total de 257.964. Ainsi, 10,35 pour cent des électeurs de Liban III sont dans la diaspora et leurs votes pourraient être essentiels.

Ne pas se décourager

L’annonce de la répartition des électeurs a coïncidé avec le congé de Pâques. Ainsi, les seules informations disponibles pour le moment concernent Sydney, sachant que certaines plaintes commencent à provenir des États-Unis. Les choses se clarifieront plus à partir de mardi.

En France, le pays qui compte le plus d’inscrits avec 28.136 expatriés appelés à voter, les électeurs n’ont pas encore été avisés de leur lieu de vote. La liste des bureaux a été annoncée et publiée sur la page Facebook de l’ambassade, et celle-ci a promis aux électeurs de les contacter personnellement pour leur préciser dans quel bureau chacun doit voter. La page précise que l’ambassade et le consulat à Marseille «ont affecté chaque électeur à un centre de vote en fonction du lieu de résidence mentionné lors de son inscription», ajoutant que cette «affectation est définitive et ne peut en aucun cas être modifiée».



Le procédé d’inscription, selon des activistes de la diaspora, manque de professionnalisme et n’a pas été bien étudié. Il a en outre été appliqué dans des délais très courts, ce qui a conduit à une répartition problématique qui risque de décourager beaucoup d’électeurs dans de nombreux pays. Il est certain que le processus et les délais devraient être revus pour les prochaines élections. Sans compter le fait que les ambassades et consulats à l’étranger manquent d'effectifs. Dans ce cadre, des émigrés à Sydney ont indiqué à Ici Beyrouth que le consul général à Sydney a demandé à des expatriés de l’aider à trouver 150 volontaires pour les élections, le personnel du consulat ne pouvant assumer à lui tout seul les larges responsabilités requises.

Quoi qu’il en soit, les expatriés qui ont déjà franchi de multiples obstacles et pièges en raison de leur attachement à leur mère patrie pourraient surprendre ceux qui souhaiteraient qu’ils se découragent. Ils pourraient peut-être trouver la force de franchir quelques dizaines de kilomètres afin de contribuer à l’élection d’un Parlement qui réponde mieux à leurs aspirations et à celles de leurs familles et proches au Liban.

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