Lorsque l'essor de l'économie dope l'amour
Dans la littérature médiévale, selon une étude liant développement économique et thème de l’amour à travers les cultures et les âges, le lien entre la charrue lourde et l’amour courtois est clair. L’usage assidu de la première ayant favorisé l’épanouissement du deuxième.

Le philosophe suisse Denis de Rougemont (1906-1985) avait révélé la prégnance du thème de l’amour dans la culture européenne médiévale. Et l’historien français Georges Duby (1919-1996) a souligné que ce phénomène avait coïncidé avec un important mouvement d’urbanisation et d’activité agricole au Moyen-âge central, du XIe au XIIIe siècle.

« Au XIIe siècle, on est passé d’une population qui visait la survie et qui baisse quasiment jusqu’à l’an 1000, à une autre qui va tripler en 300 ans. La psychologie des gens change alors : ce qui n’était pas possible avant, investir dans son couple devient possible, et ça se voit dans la littérature », explique à l’AFP le professeur Nicolas Baumard, anthropologue cognitif à l’École normale supérieure, et principal auteur de l’étude.

Tristan et Iseult (XIIe siècle) en Angleterre ou le Roman de la Rose (XIIIe) en France mettent l’accent, relaté par les troubadours, sur une façon d’aimer passionnément, qui sublime les valeurs de fidélité, d’attachement émotionnel, d’idéalisation du partenaire.

Mais ce phénomène, loin d’être cantonné à une période et une région bien définies, a concerné la Grèce antique, des dynasties chinoises, les mondes arabes et persans, ou encore le Japon, selon l’étude, parue récemment dans Nature Human Behaviour.

Amour impossible

Elle couvre 3.500 ans d’Histoire littéraire, depuis l’Égypte ancienne jusqu’au début des temps modernes en 1800. Les travaux s’appuient sur un corpus d’études académiques, des ateliers avec des spécialistes du sujet, une base de données constituée à partir de 3.000 notes Wikipedia sur des fictions littéraires, et un jeu de données mesurant le développement économique avec des critères comme le taux d’urbanisation.

« On a bien une corrélation, on sait que le niveau économique augmente en même temps que l’importance de l’amour romantique », remarque Nicolas Baumard. Mais « cela ne nous dit pas si le premier est la cause de la deuxième ».

Les œuvres de fiction grecques et romaines sont par exemple plus romantiques autour du début de notre ère, période de prospérité, que par la suite, avec la décadence du Bas Empire romain, jusque vers 500 de notre ère.


Les thèmes sont universels : amour interdit ou impossible, coup de foudre et suicide par désespoir, union éternelle. Une même histoire « est transformée par la mentalité des gens », relève le chercheur.

Mais quand le thème de l’amour s’impose, quelle en est la cause ? Les auteurs écartent la thèse d’une « culture nationale », en prenant pour exemple la Grèce, qui va alterner des périodes non romantiques et romantiques à deux reprises, sur plus de vingt siècles.

La sacralisation de la monogamie

La thèse d’une transmission culturelle ne tient pas plus, comme en témoigne le sort de Tristan et Iseult, qui au gré de sa « chaîne de transmission » perd son contenu amoureux --au profit de valeurs morales-- dans la Russie du XVe siècle, beaucoup plus pauvre.

Pour l’équipe de M. Baumard, la véritable cause est à chercher dans la prospérité d’une société. Comme celle apportée avec l’introduction de la charrue lourde en Europe après l’an 1000, qui va favoriser la culture de terres argileuses, aussi difficiles à casser que fertiles. Son usage a bénéficié plus fortement aux régions du nord de l’Europe, avec une forte hausse de l’urbanisation allant de concert avec un essor de l’amour dans la littérature.

Avec cette prospérité, qui satisfait les premières priorités comme manger à sa faim et vivre en sécurité, « la psychologie des gens change », résume le chercheur. « Ce qui n’était pas possible avant, comme investir dans son couple, devient possible. Et ça va se voir dans la littérature ».

Libéré des contraintes de survie, le couple peut s’investir dans sa progéniture. Le thème de l’amour fait office d’«instrument émotionnel», utile pour souder le couple et consolider cet investissement.

La sacralisation de la monogamie, et d’une union durable, serait ainsi une réponse adaptative à un changement de l’environnement. Dans lequel les injonctions de l’Église par exemple, n’auraient été que l’écho de ce que pensent les gens, et non la cause.

Avec AFP
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