Nous l’avions connu dans Waves’98 qui avait reçu à Cannes en 2015 la Palme d’or du court métrage. Ely Dagher revient avec un long métrage, Face à la mer (Al-Bahr amamakoum), dont la première avait eu lieu en 2021 dans le cadre de la 53e quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes et qui vient de faire, ce mois d’avril 2022, sa sortie française.
Il faudra le dire tout de suite, nous sommes très loin de la veine de son petit film d’animation qui relevait beaucoup d’une tentative de jouer avec les limites entre la réalité et l’imagination, les décors réalistes et le dessin animé. Non, Face à la mer d’Ely Dagher est un drame qui nous tient 1h56 mn avec, notamment, Fadi Abi Samra dans le rôle de Walid, Roger Azar dans le rôle de Adam, et Manal Issa, qu’on avait eu l’occasion de voir dernièrement dans Memory Box de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, dans celui de Jana.
Jana revient dans son pays après une absence de deux années à Paris, séjour dont on ne sait que peu de choses si ce n’est qu’elle était partie pour fuir son pays et qu’elle y retourne pour fuir là où elle était allée. Elle tente de reprendre la vie là où elle l’avait laissée, mais il va sans dire que cette vie, dans le Liban d’aujourd’hui, n’est plus la même. Aussi, le film a été vu à juste titre comme une plongée dans la psyché de Jana tout autant que dans la ville elle-même. Mais parce que, justement, tout se joue dans l’intériorité des personnages, c’est-à-dire dans ce qui ne nous est ni visible, ni d’emblée compréhensible, cela met à rude épreuve la capacité du spectateur à s’identifier à eux, ou en tout cas à elle, Jana, puisqu’au final les autres personnages se laissent appréhender grâce à leur humanité.
Quant à Jana, personnage sombre, d’un bout à l’autre du film, incarnée par une Manal Issa boudeuse, elle tient le rôle du personnage complexe à côté de qui, par contraste, les autres personnages sont d’une simplicité désarmante, et représente une génération de jeunes qui se perçoivent comme sans avenir, sans pour autant pouvoir en imaginer un autre, ailleurs. Car cet ailleurs est aussi vécu sur le mode de l’échec, c’est du moins ce que voudrait signifier le retour de Jana, le retour d’un ailleurs que l’on surcharge de valeurs, notamment de valeurs salvatrices.
Ce film où le spectateur est obligé de rester à l’extérieur de ce qui se déroule à l’intérieur de Jana, tout comme les parents de cette dernière, est finalement beaucoup un film sur l’incommunicabilité et l’impossibilité de dire sa détresse. Le seul personnage, Adam, avec qui Jana s’exprime un peu sur sa vie et sur ce qui l’habite – on a d’ailleurs accès au peu de choses que l’on sait d’elle grâce aux quelques dialogues qu’elle a avec lui – est celui-là même que, au terme d’un épisode d’extrême suffocation, elle finira par tuer, se rendant à sa solitude, sa clôture mentale.
Car c’est aussi un film sur la fermeture. Et tout commence avec l’appartement des parents de Jana puisque, faisant face à la mer, on n’y voit pourtant plus celle-ci, pas plus qu’on ne voit les bateaux que Jana avait l’habitude d’apercevoir se faufiler entre les immeubles. L’espace est perçu comme un espace sans échappée, ou sans perspective; un espace anxiogène comme l’est celui de l’appartement privé de sa vue, celui de la ville où il ne se passe étrangement rien, hormis quelques fêtes nocturnes qui se tiennent dans le décor davantage comme un «lieu commun» cinématographique. Et on ne s’échappe d’un espace que pour se rendre compte que celui vers lequel on part est tout aussi fermé. Jusqu’à la relation avec Adam qui se révèle pour Jana aussi étouffante que le reste.
Et pour terminer, c’est donc beaucoup un film sur l’espace, ou sur son retrait. Pour mémoire, qu’on se souvienne un peu de la filmographie des années 90 jusqu’aux années 2010. Très contemporain de ladite «reconstruction de Beyrouth» et de la véritable dysphorie que cette reconstruction a engendré chez une classe d’intellectuels parmi lesquels artistes et réalisateurs, le cinéma libanais de ces années pouvait également se donner à voir comme un cinéma sur Beyrouth, la ville étant souvent comprise comme un personnage principal. Aussi ces films ont-ils fini par développer une véritable cartographie, donnant à voir un Beyrouth à la fois catalyseur et paralysant, mais toujours omniprésent et pesant sur des personnages qui tentent d’y trouver un sens à leur vie. Ely Dagher lui-même n’y fait pas exception: à propos d’un petit film d’animation qu’il avait réalisé en 2007, et dont le titre est simplement Beirut, Dagher tient à peu près ces quelques mots: «Un court métrage d'animation où Beyrouth elle-même n’est pas l’élément principal, mais ce qui s'y déroule, le personnage principal se retrouvant étranger à son propre environnement. Le film joue sur la représentation visuelle de Beyrouth en ruine, dans un collage multimédia de la ville d'aujourd'hui dans une époque qui semble postapocalyptique, ou simplement dans une version détournée du Beyrouth de chaque jour, où les ressources en eau se sont complètement épuisées.»
Sauf que, dans Face à la mer, l’espace se retire. Le tournage, par ailleurs, ne se déroule pas à Beyrouth, ce qui peut déjà être considéré comme une prise de distance par rapport à ce qui ressemble à un «landmark» du cinéma libanais. Mais bien davantage, l’espace lui-même se dérobe en permanence à la représentation. Aux plans d’ensemble, assez rares, se substituent des prises de vue fragmentaires. Cet évitement à s’ancrer dans le référentiel fait plus généralement signe vers un espace qui a clairement perdu ses points de repères et qui est mis à mal.
C’est au final un film sur la dépression des uns et des autres, parents qui peinent à trouver de l’argent, jeunes qui peinent à trouver de l’espoir, dans une ville déprimante et déprimée tout à la fois, avec un personnage principal muré dans une incapacité à communiquer et à s’exprimer.
Notons que ce film, dont la période de postproduction ne se termine qu’en mars 2021, les multiples crises que traverse le Liban en ayant retardé l’achèvement, a été tourné avant l’explosion du port (le tournage s’achève en février 2020), à un moment toutefois où le Liban était déjà entré dans sa phase problématique. Le film, qui marque un tournant dans le cinéma libanais, en porte les traces certaines et profondes. Avec Face à la mer qui a le mérite de tenter de tenir un propos sur le vécu actuel lorsque, plus généralement, les pratiques artistiques et cinématographiques cherchent aujourd’hui au Liban de nouvelles modalités du dire, on entre dans une autre phase de ce cinéma et peut-être aussi dans un autre système de représentation.
Il faudra le dire tout de suite, nous sommes très loin de la veine de son petit film d’animation qui relevait beaucoup d’une tentative de jouer avec les limites entre la réalité et l’imagination, les décors réalistes et le dessin animé. Non, Face à la mer d’Ely Dagher est un drame qui nous tient 1h56 mn avec, notamment, Fadi Abi Samra dans le rôle de Walid, Roger Azar dans le rôle de Adam, et Manal Issa, qu’on avait eu l’occasion de voir dernièrement dans Memory Box de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, dans celui de Jana.
Jana revient dans son pays après une absence de deux années à Paris, séjour dont on ne sait que peu de choses si ce n’est qu’elle était partie pour fuir son pays et qu’elle y retourne pour fuir là où elle était allée. Elle tente de reprendre la vie là où elle l’avait laissée, mais il va sans dire que cette vie, dans le Liban d’aujourd’hui, n’est plus la même. Aussi, le film a été vu à juste titre comme une plongée dans la psyché de Jana tout autant que dans la ville elle-même. Mais parce que, justement, tout se joue dans l’intériorité des personnages, c’est-à-dire dans ce qui ne nous est ni visible, ni d’emblée compréhensible, cela met à rude épreuve la capacité du spectateur à s’identifier à eux, ou en tout cas à elle, Jana, puisqu’au final les autres personnages se laissent appréhender grâce à leur humanité.
Quant à Jana, personnage sombre, d’un bout à l’autre du film, incarnée par une Manal Issa boudeuse, elle tient le rôle du personnage complexe à côté de qui, par contraste, les autres personnages sont d’une simplicité désarmante, et représente une génération de jeunes qui se perçoivent comme sans avenir, sans pour autant pouvoir en imaginer un autre, ailleurs. Car cet ailleurs est aussi vécu sur le mode de l’échec, c’est du moins ce que voudrait signifier le retour de Jana, le retour d’un ailleurs que l’on surcharge de valeurs, notamment de valeurs salvatrices.
Ce film où le spectateur est obligé de rester à l’extérieur de ce qui se déroule à l’intérieur de Jana, tout comme les parents de cette dernière, est finalement beaucoup un film sur l’incommunicabilité et l’impossibilité de dire sa détresse. Le seul personnage, Adam, avec qui Jana s’exprime un peu sur sa vie et sur ce qui l’habite – on a d’ailleurs accès au peu de choses que l’on sait d’elle grâce aux quelques dialogues qu’elle a avec lui – est celui-là même que, au terme d’un épisode d’extrême suffocation, elle finira par tuer, se rendant à sa solitude, sa clôture mentale.
Car c’est aussi un film sur la fermeture. Et tout commence avec l’appartement des parents de Jana puisque, faisant face à la mer, on n’y voit pourtant plus celle-ci, pas plus qu’on ne voit les bateaux que Jana avait l’habitude d’apercevoir se faufiler entre les immeubles. L’espace est perçu comme un espace sans échappée, ou sans perspective; un espace anxiogène comme l’est celui de l’appartement privé de sa vue, celui de la ville où il ne se passe étrangement rien, hormis quelques fêtes nocturnes qui se tiennent dans le décor davantage comme un «lieu commun» cinématographique. Et on ne s’échappe d’un espace que pour se rendre compte que celui vers lequel on part est tout aussi fermé. Jusqu’à la relation avec Adam qui se révèle pour Jana aussi étouffante que le reste.
Et pour terminer, c’est donc beaucoup un film sur l’espace, ou sur son retrait. Pour mémoire, qu’on se souvienne un peu de la filmographie des années 90 jusqu’aux années 2010. Très contemporain de ladite «reconstruction de Beyrouth» et de la véritable dysphorie que cette reconstruction a engendré chez une classe d’intellectuels parmi lesquels artistes et réalisateurs, le cinéma libanais de ces années pouvait également se donner à voir comme un cinéma sur Beyrouth, la ville étant souvent comprise comme un personnage principal. Aussi ces films ont-ils fini par développer une véritable cartographie, donnant à voir un Beyrouth à la fois catalyseur et paralysant, mais toujours omniprésent et pesant sur des personnages qui tentent d’y trouver un sens à leur vie. Ely Dagher lui-même n’y fait pas exception: à propos d’un petit film d’animation qu’il avait réalisé en 2007, et dont le titre est simplement Beirut, Dagher tient à peu près ces quelques mots: «Un court métrage d'animation où Beyrouth elle-même n’est pas l’élément principal, mais ce qui s'y déroule, le personnage principal se retrouvant étranger à son propre environnement. Le film joue sur la représentation visuelle de Beyrouth en ruine, dans un collage multimédia de la ville d'aujourd'hui dans une époque qui semble postapocalyptique, ou simplement dans une version détournée du Beyrouth de chaque jour, où les ressources en eau se sont complètement épuisées.»
Sauf que, dans Face à la mer, l’espace se retire. Le tournage, par ailleurs, ne se déroule pas à Beyrouth, ce qui peut déjà être considéré comme une prise de distance par rapport à ce qui ressemble à un «landmark» du cinéma libanais. Mais bien davantage, l’espace lui-même se dérobe en permanence à la représentation. Aux plans d’ensemble, assez rares, se substituent des prises de vue fragmentaires. Cet évitement à s’ancrer dans le référentiel fait plus généralement signe vers un espace qui a clairement perdu ses points de repères et qui est mis à mal.
C’est au final un film sur la dépression des uns et des autres, parents qui peinent à trouver de l’argent, jeunes qui peinent à trouver de l’espoir, dans une ville déprimante et déprimée tout à la fois, avec un personnage principal muré dans une incapacité à communiquer et à s’exprimer.
Notons que ce film, dont la période de postproduction ne se termine qu’en mars 2021, les multiples crises que traverse le Liban en ayant retardé l’achèvement, a été tourné avant l’explosion du port (le tournage s’achève en février 2020), à un moment toutefois où le Liban était déjà entré dans sa phase problématique. Le film, qui marque un tournant dans le cinéma libanais, en porte les traces certaines et profondes. Avec Face à la mer qui a le mérite de tenter de tenir un propos sur le vécu actuel lorsque, plus généralement, les pratiques artistiques et cinématographiques cherchent aujourd’hui au Liban de nouvelles modalités du dire, on entre dans une autre phase de ce cinéma et peut-être aussi dans un autre système de représentation.
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