Inaugurée le 24 avril au Centre d’innovation et de design (CID), au Grand-Hornu en Belgique, l’exposition Beyrouth. Les temps du design donne à découvrir pour la première fois l’histoire du design au Liban, et se tiendra jusqu’au 14 août.
Pionnière du genre, l’exposition Beyrouth. Les Temps du design tente de saisir les dynamiques ayant permis à ce secteur de se développer au Liban. Pour cela, Marco Costantini, initiateur et commissaire du projet, a fait appel à l’historien de l’art Grégory Buchakjian, qui signe à cette occasion une contribution sur le volet historique dans la toute première publication sur le design libanais, analysant les différents aspects de cette scène émergente.
L’absence de corpus, d’outils méthodologiques et d’archives, ajoutée aux guerres et aux crises, ont rendu la tâche ardue. Il aura fallu près de quatre ans pour réaliser ce rêve. Divisé en trois ensembles, le parcours de l’exposition débute avec les prémices de la discipline au Liban, des années 1950 à 1980, puis aborde la scène émergente des années 2000 à aujourd'hui, pour s’intéresser enfin à des initiatives nouvelles comme Minjara.
Terrain vierge de la recherche
Directeur adjoint du Musée de design et d’arts appliqués contemporains de Lausanne (Mudac), Marco Costantini s’attache à développer une vision non euro-centrée du design. Sa rencontre avec le travail des designers de renommée internationale, Marc Dibeh et Karen Chekerdjian, le pousse à s’intéresser de plus près à la scène artistique libanaise, en pleine effervescence depuis le début des années 2000. Il fait ainsi son premier voyage à Beyrouth en 2018, dans le but de découvrir les créateurs.
Les designers Nada Debs, Karen Chekerdjian et Karim Chaya ont, depuis leur installation, ouvert la voie à une nouvelle génération. Ainsi, Marc Baroud, qui a créé la section de design à l’Académie libanaise des beaux-arts, puis 200Grs., Sayar & Garibeh, Marc Dibeh, Carlo Massoud, Georges Mohasseb, Carla Baz et Anastasia Nysten parmi tant d’autres ont émergé au sein de ce secteur extrêmement prolifique au cours des deux dernières décennies.
Fauteuil Tessera, Marc Baroud (2012) dans l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio, collection Musée des Arts décoratifs, Paris)
L’exposition prévoyait initialement de s’intéresser à la période allant des années 2000 jusqu’aujourd’hui. Mais le curateur suisse a rencontré Grégory Buchakjian, directeur de l’École des arts visuels à l'Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), artiste et chercheur dont la pratique est largement basée sur l’archive. «Marco Costantini a décidé d’ajouter un volet historique. C’est un terrain vierge, il n’y a pas de publications, et il y a peu de matériel sur lequel s’appuyer. Nous savions que notre recherche, bien que lacunaire, serait le début de quelque chose. Nous souhaitons ouvrir la voie à d’autres études sur ce que les gens ont produit au Liban», explique Grégory lors d’une interview avec Ici Beyrouth.
Avant l’émergence du design dans les années 1990, on parlait plutôt de décorateurs, d’architectes d’intérieur ou d’entrepreneurs. Il est difficile de se documenter sur cette période en l’absence d’interlocuteurs – pour la plupart décédés – et de sources bibliographiques. L’exhumation d’archives, notamment celles des galeries Fontana et Interdesign, de l’artiste Sami el-Khazen et de la maison Tarazi, celles-ci précieusement conservées par Camille Tarazi, a permis d’écrire cette histoire. Par un heureux hasard, Buchakjian a établi son atelier dans l’ancien bureau de Fontana, grand magasin de mobilier fermé depuis plus de vingt ans. Les propriétaires du commerce, amis de sa famille, avaient voulu garder l’espace pour y stocker les derniers vestiges d’un temps où la production industrielle était prospère au Liban.
Sièges des années 1950-1960 conçus par Aldo et Francesco Piccaluga dans l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio)
Avant le design
Une centaine d’objets, plans, dessins et photographies de cette période ont ainsi été prêtés pour l’exposition, dans l’espoir de devenir un point de départ pour d’autres études sur le design de l'époque. «En faisant des recherches dans les catalogues d’Interdesign, j’ai découvert que la chaise de ma chambre d’enfant avait été conçue par les frères Piccaluga pour le restaurant Quo Vadis», poursuit Grégory.
Le design de cette première période a des inspirations diverses. Orientales (avec des moucharabiehs), modernes, ou même futuristes, elles reflètent une variété de goûts, d’esthétiques, de matériaux. On trouve des objets d’exception tels que la Torche de la culture, un lustre conçu Sami el-Khazen et fabriqué en Italie pour le pavillon du Liban à l’Exposition universelle de New-York en 1964, reflétant, de la même façon qu’aujourd’hui, la volonté de montrer son savoir-faire à travers l’accomplissement d’une prouesse technique.
Catalogues, plans, dessins de Khalil Khoury pour Interdesign dans l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio)
Les années 1970 sont quant à elles marquées par un projet de design industriel plus démocratique et accessible aux classes moyennes. Les deux grandes enseignes Fontana et Interdesign – qui avait sa propre usine et exportait vers l’Europe – insistaient en effet pour produire au Liban. «L’important était de produire des meubles de bonne qualité, par chers, fonctionnels et beaux. Il n’y avait pas ce côté précieux des choses. À cette époque, les tableaux et les meubles anciens avaient davantage de valeur, tandis qu’aujourd’hui on s’intéresse aux meubles contemporains ou du milieu XXe siècle. La mode et les goûts ont changé», souligne l’historien d’art.
L’exposition et l’important ouvrage qui l’accompagne donnent aussi à voir un projet de micro-automobile électrique deux places sur trois roues, conçue par l’architecte Pierre el Khoury, père du fameux photographe Fouad ElKoury, ainsi qu’une Porsche de 1968 réaménagée par Spockdesign (Karim Chaya & Kamal Aoun).
Micro automobile urbaine de Pierre el-Khoury (1964) dans l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio)
Un secteur prometteur
Si cette volonté de produire localement n’a jamais cessé, il n’est pas pour autant possible de parler de «design libanais», comme le souligne Marco Costantini. Dépourvu de style et de caractéristiques définies, le design a toujours été réalisé par des individus libanais et non-libanais très différents les uns des autres. La plupart ont par ailleurs été formés à l’étranger – au Japon, aux Etats-Unis, en Italie ou encore en France – et sont retournés au pays avec des influences mixtes.
Cependant tous ces créateurs ont en commun d’être tributaires de systèmes d’édition et de diffusion limités, les classant dans la catégorie du Collectible Design. Faute de pouvoir produire dans des usines, hormis à l’étranger, ils travaillent avec des artisans. La plupart ont ainsi recours à des matériaux nobles, tels le laiton, le marbre ou le bois, liés à un savoir-faire traditionnel. «Malgré une grande vitalité, le secteur du design souffre comme tous les autres de la crise économique, mais aussi de problèmes intrinsèques liés aux challenges de la production et au besoin de trouver de nouveaux marchés», explique Grégory Buchakjian.
Somewhere under the leaves, Marc Dibeh (2016) dans l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio)
Face à cela, des initiatives s’organisent. Minjara ,présentée dans la troisième partie de l’exposition, œuvre à sauvegarder les savoir-faire liés au bois en collaborant avec des designers contemporains. Le collectif a pour sa part lancé une initiative permettant de produire et de mettre en vente des objets à des prix abordables. En parcourant le Liban pour répertorier les cordonniers, les luthiers, les fabricants de cloches et autres, afin de constituer une base de données des métiers de l’artisanat accessible à tous, est devenu un facilitateur pour la conception sur mesure.
Après la Belgique, Beyrouth. Les temps du design sera présentée au Mudac, Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains, à Lausanne (Suisse) du 15 mars au 25 juin 2023. On ose espérer que l’exposition revienne au Liban à la fin de son itinérance, au sein d’un grand espace garantissant les conditions nécessaires à la conservation de plus de 200 pièces d’exception.
Masse informe, intervention conçue par Aya Barada, étudiante à Académie libanaise des beaux-arts – Alba pour l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio)
Pionnière du genre, l’exposition Beyrouth. Les Temps du design tente de saisir les dynamiques ayant permis à ce secteur de se développer au Liban. Pour cela, Marco Costantini, initiateur et commissaire du projet, a fait appel à l’historien de l’art Grégory Buchakjian, qui signe à cette occasion une contribution sur le volet historique dans la toute première publication sur le design libanais, analysant les différents aspects de cette scène émergente.
L’absence de corpus, d’outils méthodologiques et d’archives, ajoutée aux guerres et aux crises, ont rendu la tâche ardue. Il aura fallu près de quatre ans pour réaliser ce rêve. Divisé en trois ensembles, le parcours de l’exposition débute avec les prémices de la discipline au Liban, des années 1950 à 1980, puis aborde la scène émergente des années 2000 à aujourd'hui, pour s’intéresser enfin à des initiatives nouvelles comme Minjara.
Terrain vierge de la recherche
Directeur adjoint du Musée de design et d’arts appliqués contemporains de Lausanne (Mudac), Marco Costantini s’attache à développer une vision non euro-centrée du design. Sa rencontre avec le travail des designers de renommée internationale, Marc Dibeh et Karen Chekerdjian, le pousse à s’intéresser de plus près à la scène artistique libanaise, en pleine effervescence depuis le début des années 2000. Il fait ainsi son premier voyage à Beyrouth en 2018, dans le but de découvrir les créateurs.
Les designers Nada Debs, Karen Chekerdjian et Karim Chaya ont, depuis leur installation, ouvert la voie à une nouvelle génération. Ainsi, Marc Baroud, qui a créé la section de design à l’Académie libanaise des beaux-arts, puis 200Grs., Sayar & Garibeh, Marc Dibeh, Carlo Massoud, Georges Mohasseb, Carla Baz et Anastasia Nysten parmi tant d’autres ont émergé au sein de ce secteur extrêmement prolifique au cours des deux dernières décennies.
Fauteuil Tessera, Marc Baroud (2012) dans l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio, collection Musée des Arts décoratifs, Paris)
L’exposition prévoyait initialement de s’intéresser à la période allant des années 2000 jusqu’aujourd’hui. Mais le curateur suisse a rencontré Grégory Buchakjian, directeur de l’École des arts visuels à l'Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), artiste et chercheur dont la pratique est largement basée sur l’archive. «Marco Costantini a décidé d’ajouter un volet historique. C’est un terrain vierge, il n’y a pas de publications, et il y a peu de matériel sur lequel s’appuyer. Nous savions que notre recherche, bien que lacunaire, serait le début de quelque chose. Nous souhaitons ouvrir la voie à d’autres études sur ce que les gens ont produit au Liban», explique Grégory lors d’une interview avec Ici Beyrouth.
Avant l’émergence du design dans les années 1990, on parlait plutôt de décorateurs, d’architectes d’intérieur ou d’entrepreneurs. Il est difficile de se documenter sur cette période en l’absence d’interlocuteurs – pour la plupart décédés – et de sources bibliographiques. L’exhumation d’archives, notamment celles des galeries Fontana et Interdesign, de l’artiste Sami el-Khazen et de la maison Tarazi, celles-ci précieusement conservées par Camille Tarazi, a permis d’écrire cette histoire. Par un heureux hasard, Buchakjian a établi son atelier dans l’ancien bureau de Fontana, grand magasin de mobilier fermé depuis plus de vingt ans. Les propriétaires du commerce, amis de sa famille, avaient voulu garder l’espace pour y stocker les derniers vestiges d’un temps où la production industrielle était prospère au Liban.
Sièges des années 1950-1960 conçus par Aldo et Francesco Piccaluga dans l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio)
Avant le design
Une centaine d’objets, plans, dessins et photographies de cette période ont ainsi été prêtés pour l’exposition, dans l’espoir de devenir un point de départ pour d’autres études sur le design de l'époque. «En faisant des recherches dans les catalogues d’Interdesign, j’ai découvert que la chaise de ma chambre d’enfant avait été conçue par les frères Piccaluga pour le restaurant Quo Vadis», poursuit Grégory.
Le design de cette première période a des inspirations diverses. Orientales (avec des moucharabiehs), modernes, ou même futuristes, elles reflètent une variété de goûts, d’esthétiques, de matériaux. On trouve des objets d’exception tels que la Torche de la culture, un lustre conçu Sami el-Khazen et fabriqué en Italie pour le pavillon du Liban à l’Exposition universelle de New-York en 1964, reflétant, de la même façon qu’aujourd’hui, la volonté de montrer son savoir-faire à travers l’accomplissement d’une prouesse technique.
Catalogues, plans, dessins de Khalil Khoury pour Interdesign dans l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio)
Les années 1970 sont quant à elles marquées par un projet de design industriel plus démocratique et accessible aux classes moyennes. Les deux grandes enseignes Fontana et Interdesign – qui avait sa propre usine et exportait vers l’Europe – insistaient en effet pour produire au Liban. «L’important était de produire des meubles de bonne qualité, par chers, fonctionnels et beaux. Il n’y avait pas ce côté précieux des choses. À cette époque, les tableaux et les meubles anciens avaient davantage de valeur, tandis qu’aujourd’hui on s’intéresse aux meubles contemporains ou du milieu XXe siècle. La mode et les goûts ont changé», souligne l’historien d’art.
L’exposition et l’important ouvrage qui l’accompagne donnent aussi à voir un projet de micro-automobile électrique deux places sur trois roues, conçue par l’architecte Pierre el Khoury, père du fameux photographe Fouad ElKoury, ainsi qu’une Porsche de 1968 réaménagée par Spockdesign (Karim Chaya & Kamal Aoun).
Micro automobile urbaine de Pierre el-Khoury (1964) dans l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio)
Un secteur prometteur
Si cette volonté de produire localement n’a jamais cessé, il n’est pas pour autant possible de parler de «design libanais», comme le souligne Marco Costantini. Dépourvu de style et de caractéristiques définies, le design a toujours été réalisé par des individus libanais et non-libanais très différents les uns des autres. La plupart ont par ailleurs été formés à l’étranger – au Japon, aux Etats-Unis, en Italie ou encore en France – et sont retournés au pays avec des influences mixtes.
Cependant tous ces créateurs ont en commun d’être tributaires de systèmes d’édition et de diffusion limités, les classant dans la catégorie du Collectible Design. Faute de pouvoir produire dans des usines, hormis à l’étranger, ils travaillent avec des artisans. La plupart ont ainsi recours à des matériaux nobles, tels le laiton, le marbre ou le bois, liés à un savoir-faire traditionnel. «Malgré une grande vitalité, le secteur du design souffre comme tous les autres de la crise économique, mais aussi de problèmes intrinsèques liés aux challenges de la production et au besoin de trouver de nouveaux marchés», explique Grégory Buchakjian.
Somewhere under the leaves, Marc Dibeh (2016) dans l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio)
Face à cela, des initiatives s’organisent. Minjara ,présentée dans la troisième partie de l’exposition, œuvre à sauvegarder les savoir-faire liés au bois en collaborant avec des designers contemporains. Le collectif a pour sa part lancé une initiative permettant de produire et de mettre en vente des objets à des prix abordables. En parcourant le Liban pour répertorier les cordonniers, les luthiers, les fabricants de cloches et autres, afin de constituer une base de données des métiers de l’artisanat accessible à tous, est devenu un facilitateur pour la conception sur mesure.
Après la Belgique, Beyrouth. Les temps du design sera présentée au Mudac, Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains, à Lausanne (Suisse) du 15 mars au 25 juin 2023. On ose espérer que l’exposition revienne au Liban à la fin de son itinérance, au sein d’un grand espace garantissant les conditions nécessaires à la conservation de plus de 200 pièces d’exception.
Masse informe, intervention conçue par Aya Barada, étudiante à Académie libanaise des beaux-arts – Alba pour l’exposition au CID (Photo : Grégory Buchakjian, scénographie : Ghaith&Jad Studio)
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