Santé mentale et «différence » chez la personne déficiente auditive
À l’occasion de la semaine du sourd dans le monde arabe (la 4e semaine d’avril de chaque année), je souhaiterais parler, dans ce 3e article sur la santé mentale, de l’importance d’être accepté dans sa différence. 

La société a pour devoir d’assurer à tout un chacun les conditions matérielles et sociales qui permettent l’exercice des libertés. Chaque citoyen a le droit à la liberté de pensée et à la liberté d’action dans la mesure où celles-ci ne nuisent pas aux libertés d’autrui. Les libertés de pensée et d’action chez la personne sourde sont le résultat des relations affectives entretenues avec les parents d’abord, avec l’entourage ensuite.

La conscience réflexive, l’autonomie et la dignité sont également des acquis. Lorsque l’enfant sourd les a reçues de ses parents, il se les approprie pour les revendiquer plus tard, à l’âge adulte, comme son bien propre, son droit. Ainsi, ces attributs psychiques d’autonomie et de dignité définissent le statut relationnel de la personne sourde avec autrui et avec elle-même. Malgré sa déficience, le sujet sourd est capable de ressentir affectivement le sentiment de dignité. Celui-ci se fonde sur le respect, l’estime et l’affection reçue.

Du côté des parents, la question qui se pose est de savoir s’il est possible de passer outre la déficience de son enfant et de continuer à vivre normalement sans être affecté par cette «différence». Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas facile de chasser «l’humain», mais le souci de la responsabilité chez les parents motive leur persévérance. Autrement dit, face à l’annonce de la surdité de l’enfant, les parents sont souvent sous l’effet du choc et ont du mal à contrôler leurs émotions (tristesse, colère…).

Un accompagnement ou une guidance psychosociale pourrait les aider à exprimer leurs émotions, à contenir leur douleur et à la canaliser dans une activité qui soit constructive pour leur enfant déficient auditif. Une équipe pluridisciplinaire (dans les domaines médical, paramédical et éducatif) devrait pouvoir assurer aux parents, comme à l’enfant sourd, un cadre, un soutien et un suivi. Ainsi faut-il informer et encadrer dans le souci de prévenir, d’accompagner et d’aider à l’intégration.

Comme tout changement social, l’intégration, scolaire comme sociale, des enfants sourds suppose une modification profonde des mentalités et des comportements. Elle ne saurait cependant dépendre seulement d’interventions généreuses et de moyens adaptés, car elle demande aussi que soient réunies certaines conditions sans lesquelles elle risquerait de susciter des désillusions et des difficultés préjudiciables à l’éducation de ces enfants.

Les parents d’un enfant sourd en manque de soutien, comme toute autre personne non informée ou mal informée en matière de surdité, peuvent imaginer le pire quant à l’avenir et aux capacités cognitives de cet enfant. L’information et le soutien des parents dès l’annonce de la surdité devraient être assurés par des professionnels rompus à l’art d’encadrer et de contenir les parents, en l’occurrence le psychologue ou l’orthophoniste qui collabore avec l’équipe médicale.

Aujourd’hui, l’information n’est toujours pas facilement accessible et ne le sera pas tant que les différentes parties concernées par la surdité ne parleront pas le «même langage». Très peu de familles ont compris qu’il ne s’agit pas de «soigner» la surdité, mais d’établir une relation et d’éduquer un enfant dans le sens même de sa différence. La société dans laquelle vit une personne sourde a besoin de comprendre et de s’adapter à la différence avant de pouvoir favoriser son intégration. Elle doit pouvoir accueillir la communauté sourde, à commencer par les parents entendants d’enfants sourds, et lui reconnaître ses droits.

À défaut d’éducation au respect de la différence, les parents dévient de leur chemin et poussent leur enfant dans la mauvaise direction. La société suit.

Intégration ou isolement: oraliser les sourds pour une meilleure intégration?

Dans une approche sociale, la surdité repose sur un principe sociologique qui renferme la part de «déficience» et la part de «handicap» (Mottez, 1984). Autrement dit, le courant social défend la cause des personnes sourdes, favorise la langue des signes, ainsi que l’intégration scolaire et sociale, tout en sauvegardant l’existence de la communauté sourde: «Les sourds ont pu imposer leur langue et ont conquis avec leur émancipation personnelle une visibilité sociale certaine au cours des trente dernières années. Ils commencent maintenant à ouvrir les portes de l’accessibilité à la société, pour leur plus grande participation sociale» (Kerbourc’h, 1971, 2006). La surdité est certes le résultat d’une atteinte physiologique du nerf auditif, mais ses conséquences se font sentir jusque dans les relations sociales: «La surdité constitue, pour tout individu relevant de cet état, une construction subjective de soi en rapport à autrui. Elle peut être le face-à-face avec un stigmate – par exemple lié au traumatisme de la perte – comme son renversement revendiqué – par exemple l’affirmation d’une différence culturelle, productrice d’une identité collective singulière» (Kerbourc’h, 1971, 2006).

Dans une approche médicale, la surdité se présente comme une altération physiologique, une anomalie à éliminer et pour laquelle on cherche un remède. Le but principal du médecin ORL est d’améliorer l’audition de la personne sourde et de «réparer» en quelque sorte l’organe déficient. Ainsi, la médecine veut «guérir une maladie qui n’en est pas une», une approche de la surdité qui a suscité des querelles et des divergences de vues entre le médical et le culturel.

Réunis à Paris en septembre 1974 au siège de l’UNESCO sous l’égide de l’ONU, treize experts du domaine de la surdité ont affirmé que l’enfant sourd ne devait apprendre aucun autre système que celui du langage oral (Delaporte et Pelletier, 2002, p. 352). Ainsi, l’orientation vers l’intégration sociale des personnes sourdes parmi leurs homologues entendants s’est amorcée, avant de se poursuivre pour assurer à ces personnes une insertion professionnelle. À partir de ce moment, les associations et les lois sur l’intégration des enfants sourds en milieu ordinaire se sont multipliées. Se sont ensuivis une campagne publicitaire pour la promotion des appareils auditifs (conventionnel et implant cochléaire) et des communiqués sur l’importance de l’éducation précoce dès l’âge de 6 mois, ainsi que sur la rééducation de la parole. La langue des signes a encore une fois été mise à l’écart et les répercussions négatives du «pur oralisme» ont été négligées, cent ans après l’échec du congrès de Milan (le congrès international de Milan qui s’est tenu en septembre 1880 avait pour objectif d’améliorer la condition de la personne sourde et de la rapprocher de la société entendante. La langue des signes était alors considérée comme un obstacle à la communication avec les entendants.)

Dans une approche psychologique nous constatons jusqu’à ce jour que la personne sourde semble poser un problème à l’entendant et que ce dernier s’acharne à trouver des dispositions adéquates (éducation inclusive, oralisation…) et des moyens, autre que la langue des signes, facilitateurs de la communication. Autrement dit, la personne entendante demande à celle déficiente auditive de relever seule le défi et de s’intégrer dans la société des touts venants, en acceptant leurs lois. Dans le mouvement promotionnel des appareillages auditifs, la personne sourde a une fois encore été réduite à une simple « oreille déficiente ».

Pour les tenants de ce mouvement, l’intégration passe par une oralisation accompagnée de moyens d’aide à la lecture labiale (le langage parlé complété, ou cued speech) et des techniques de rééducation. Cet acharnement à oraliser les personnes sourdes n’a fait qu’éloigner ces dernières de leur culture et de leur langue, pour leur en inculquer qui ne sont pas les leurs.

En effet, «les politiques d’intégration scolaire qui ne prennent pas en compte l’aspect linguistique et culturel des sourds ne peuvent prétendre viser l’autonomie des personnes, car l’épanouissement personnel et l’autonomie passent aussi par le sentiment d’appartenance et d’identification à une communauté» (Abbou et Masicard, 200).


Les situations difficiles se multiplient et la personne sourde se retrouve sans repères: «Continuer à nier la communauté sourde, continuer à tenir les adultes sourds éloignés des enfants sourds, c’est nier la réalité. Personne ne veut plus d’une politique de l’autruche dont seuls les sourds, tous les sourds, auront encore, une fois de plus, à faire les frais » (Deck, 1985). Devant la rigidité de la société, les personnes sourdes cherchent à comprendre les résistances freinant leur acceptation «tel[le]s qu’[elles] [sont] et non tel[le]s que [la société] voudrait qu’[elles] soient» (Mottez et Markowicz, 1979). Oraliser les personnes sourdes pour les rendre à l’état dit «normal» est, surtout, une non-reconnaissance de leurs besoins.

Aujourd’hui, en 2022, l’approche est différente. La surdité a suscité l’intérêt de multiples disciplines, dans les domaines médical, psychosociologique, langagier et éducatif.

Nous constatons que lorsque nous nous rapprochons du monde des sourds, les critères de caractérisation sont d’ordre culturel, et lorsque nous nous en éloignons, les critères de caractérisation tendent à être purement techniques et physiologiques.

Le conflit entre les partisans de la méthode «oraliste» et ceux de la méthode «gestuelle», qui dure depuis des siècles, a laissé des traces dans la vie de chaque personne sourde.

Après tant d’années d’expériences, de réussites et d’échecs, l’éducation des sourds tente aujourd’hui de respecter la spécificité de chacun en offrant la chance à la personne sourde de choisir la méthode éducative adéquate, de se développer dans un milieu adapté de son choix et d’avoir le type d’appareillage qui lui convient.

La surdité un handicap dit «social»

Désormais, la surdité est considérée comme un «handicap social qui met la société devant ses responsabilités, mais aussi face à un échec. Si les projets d’intégration sociale et d’inclusion scolaire ont donné toutes ses chances à la société de découvrir les personnes sourdes dans leurs différences et aux personnes sourdes de faire l’expérience des spécificités du monde entendant, les difficultés persistent néanmoins à différents niveaux – sur les plans personnel, éducatif et relationnel. Les entendants ont cependant généralement fini par porter un regard positif sur la langue des signes. Nombreux sont ceux qui expriment l’envie de l’apprendre et de s’en servir, ce qui pourrait améliorer la qualité de la communication avec les personnes sourdes et leur permettre de se rapprocher d’elles.

Les professionnels engagés dans la prise en charge de l’enfant sourd reconnaissent l’importance de cette langue comme moyen d’expression, d’intégration et d’enseignement. Ils ont les moyens adéquats pour maintenir l’attention de ces enfants; toutefois, l’expérience de l’enseignement à distance a montré, depuis le début de l’année 2020 au Liban, les difficultés de communication enseignant-enfant via l’écran. En voici quelques exemples:

Signes flous. La personne sourde ou l’enseignant a du mal à décoder les signes à travers l’écran. En effet, la transmission en direct d’un geste de la main, via les plateformes d’enseignement à distance (Zoom, Teams…), ressemble à du gribouillage en masse: le geste se résume à des mouvements qui s’entremêlent, dissipant la particularité du signe et par ce fait même le message transmis.

Attention flottante. La personne sourde a du mal à garder une attention concentrée sur l’écran et à suivre les directives de l’enseignant, qui offre souvent un support visuel (schéma, photo, tableau…), quand elle n’est pas accompagnée par une personne de sa famille, surtout pour les moins de 9 ans.

Absence d’interaction active. À défaut d’audition, les autres sens sont doublement investis par la personne sourde, surtout le toucher et la vue. Dans l’enseignement en ligne, l’interaction ne peut se faire qu’en manipulant certaines fonctions comme écrire sur le tableau ou partager un document. Les ateliers en groupe ne sont pas contrôlables et n’ont pas le même intérêt quant au partage d’idées et à la discussion. La manipulation d’un matériel, par exemple, surtout pour les moins de 9 ans, fonction basique de l’apprentissage par la découverte (théorie constructiviste de Piaget), est souvent remplacée par du virtuel. L’enseignement interactif perd ainsi de son efficacité et ses objectifs.

Parasites numériques. L’instabilité de la connexion (problèmes techniques, réseau, wifi faible…) ainsi que les nombreuses fausses manœuvres favorisent la démotivation et l’attention flottante.

Absence de socialisation. L’école est un lieu social qui apporte à l’enfant, outre l’instruction et l’information, une possibilité d’interagir avec autrui, d’apprendre les normes, la discipline et la communication avec ses pairs. Cette interaction active reste très faible en ligne, puisque l’enfant reste dans son cadre familial. La maison devient un lieu d’enseignement alors qu’elle est supposée être un lieu de vie en famille, avec un rituel différent de tout autre lieu social.

L’équipe du Bureau libanais pour la Recherche en surdité, BLRS, a préparé une série de reportages vidéo (à l’occasion de la semaine du sourd dans le monde arabe, avril 2021) qui reflètent ces difficultés. Ils peuvent être visionnés sur le site du BLRS (www.blrecherchesurdité.com).

Le meilleur moyen d’intégration ou d’inclusion, c’est d’accepter la personne sourde comme sujet bilingue qui peut participer au monde et être acteur de sa propre vie, un sujet ayant sa propre existence.

Commentaires
  • Aucun commentaire