«Que s’est-il passé pour que les utopies effrayantes dominent à la place des utopies souhaitables? […] Nous ne comprenons pas pourquoi nos espérances ont soudain fondu comme neige au soleil, pour ainsi dire, pourquoi nous avons perdu espoir, courage et cœur.» Norbert Elias, L’Utopie, 1986.
Ces «utopies effrayantes» dont il est question sont ce qu’on appelle, assez généralement, des dystopies. Se constituant comme une critique, celle d’un système politique ou idéologique, la dystopie est donc l’envers de l’utopie qui représente une société idéale et un projet, politique également, permettant d’atteindre cette dernière. Thomas More, l’initiateur de la pensée utopiste (Utopia, 1516), voit dans la propriété privée la principale cause des malheurs de son époque. Il invente une société, l’Utopie, dont la principale caractéristique est de remettre en question la propriété individuelle et de promouvoir un système de type collectiviste. Au XIXe siècle, on parlera de socialisme utopique. Au XXe siècle, des régimes se réclamant du socialisme, du communisme et du marxisme se mettent en place. C'est alors que les dystopies majeures de l'histoire littéraire voient le jour, comme une critique implicite des régimes totalitaires, même si ce n’est pas le propos de toutes les œuvres qui composent la vaste fresque du genre dystopique. Au-delà des œuvres fondatrices comme Talon de fer de Jack London (1908), Nous d’Ievgueni Zamiatine (1920), Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1931), 1984 de George Orwell (1949), Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953), ou encore La Planète des singes de Pierre Boulle (1963), auxquelles on pourrait ajouter Soleil Vert de Harry Harrison (1966) ou Un bonheur insoutenable de Ira Levin (1070), le genre se répand et devient populaire à la fin du XXe siècle. Au cinéma, rappelons les grands moments fondateurs avec Metropolis de Fritz Lang (1927), THX 1138 de George Lucas (1971), Brazil de Terry Gilliam (1985) ou Bienvenue à Gattaca d'Andrew Niccol (1997). La dystopie est aujourd’hui très en vogue, aussi bien dans les formes littéraires et cinématographiques qu’à la télévision, dans les jeux vidéo, dans les bandes dessinées et les mangas. Le recours au genre dystopique permet une critique des sociétés contemporaines.
Ainsi, les univers urbains ont toujours fasciné les jeux vidéo. C’est ce que montre, par exemple, le jeu vidéo SimCity, créé en 1989, et qui donnait les moyens de bâtir sa cité idéale. Mais avec le temps, le propos dystopique l’emporte chez les concepteurs de jeux. Des titres comme Mirror’s Edge Catalyst ou encore Remember Me entraînent le joueur dans des villes de cauchemar, projections de nos angoisses collectives, où il s’agit d’arpenter des univers dystopiques dans lesquels l’espace urbain contribue à l’idée d’un bonheur impossible.
Il peut paraître également singulier que les romanciers russes aient entrepris d’écrire des dystopies durant la seconde présidence Poutine: En 2006, Vladimir Sorokine, écrivain postmoderne très populaire, publie Journée d’un opritchnik (2006), une satire des services secrets. La même année, la romancière Olga Slavnikova remporte un prestigieux prix littéraire avec 2017, et Dimitri Bykov fait paraître ZhD, décrivant un futur où la Russie est en guerre contre une force armée – les ZhD – qui est train de l’emporter grâce à la découverte d’une substance qui remplace le pétrole comme énergie de prédilection de l’Occident et, ce faisant, ruine la Russie. Ce jaillissement littéraire qui précède la dernière entrée en matière de la Russie dans le grand jeu international parle davantage de la stagnation politique des années Poutine et fonctionne comme le signe avant-coureur d’un malaise collectif.
Ainsi, de la même manière donc qu’il y aurait eu, en Occident, des moments favorables à l’apparition des utopies – les utopies politiques du XVI-XVIIIe siècles qui imaginent un régime politique égalitaire, les utopies industrialistes du XIX-XXe siècles qui tentent de donner une réponse à la problématique sociale née de la révolution industrielle, et les utopies écologistes qui, depuis leur émergence au XXe siècle, envisagent une société respectueuse de la nature et du vivant –, il y aurait également, aujourd’hui, un «moment dystopique» mondial: la dystopie illustre, pareillement, les préoccupations de son époque.
Que s’est-il donc passé pour que les dystopies parlent aujourd’hui tant à nos imaginaires? Que révèle leur succès? Quel sens politique conférer à ce qu’on pourrait bel et bien considérer comme un «moment dystopique»? Contemporaine de la philosophie postmoderne, la dystopie serait l’expression d’un «désenchantement du monde», d’une perte de foi dans les anciens idéaux. Elle définit l’esprit de notre époque, celle qui assiste à l’épuisement des grands récits de la modernité. Elle fait signe, en même temps, vers de nouvelles menaces liées à la mondialisation économique et culturelle et aux enjeux écologiques, s’articulant avec un certain nombre de discours savants mettant en avant la capacité de l’homme à détruire le système terrestre. Elle se porte donc de plus en plus aujourd’hui comme un discours sur l’effondrement des sociétés et sur l’autodestruction de l’espèce humaine. Elle est le symptôme d’une inquiétude grandissante face à la montée des incertitudes.
Elle est l’expression d’une angoisse face, également, à la difficulté des individus à concevoir des projets communs, à croire en un avenir collectif et, à plus forte raison, à le construire. De fait, si l’on admet que la dystopie a un sens politique, elle contient assez fondamentalement une interrogation sur les possibilités du vivre-ensemble.
Vivre ensemble, qu’est-ce que c’est?
Ces «utopies effrayantes» dont il est question sont ce qu’on appelle, assez généralement, des dystopies. Se constituant comme une critique, celle d’un système politique ou idéologique, la dystopie est donc l’envers de l’utopie qui représente une société idéale et un projet, politique également, permettant d’atteindre cette dernière. Thomas More, l’initiateur de la pensée utopiste (Utopia, 1516), voit dans la propriété privée la principale cause des malheurs de son époque. Il invente une société, l’Utopie, dont la principale caractéristique est de remettre en question la propriété individuelle et de promouvoir un système de type collectiviste. Au XIXe siècle, on parlera de socialisme utopique. Au XXe siècle, des régimes se réclamant du socialisme, du communisme et du marxisme se mettent en place. C'est alors que les dystopies majeures de l'histoire littéraire voient le jour, comme une critique implicite des régimes totalitaires, même si ce n’est pas le propos de toutes les œuvres qui composent la vaste fresque du genre dystopique. Au-delà des œuvres fondatrices comme Talon de fer de Jack London (1908), Nous d’Ievgueni Zamiatine (1920), Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1931), 1984 de George Orwell (1949), Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953), ou encore La Planète des singes de Pierre Boulle (1963), auxquelles on pourrait ajouter Soleil Vert de Harry Harrison (1966) ou Un bonheur insoutenable de Ira Levin (1070), le genre se répand et devient populaire à la fin du XXe siècle. Au cinéma, rappelons les grands moments fondateurs avec Metropolis de Fritz Lang (1927), THX 1138 de George Lucas (1971), Brazil de Terry Gilliam (1985) ou Bienvenue à Gattaca d'Andrew Niccol (1997). La dystopie est aujourd’hui très en vogue, aussi bien dans les formes littéraires et cinématographiques qu’à la télévision, dans les jeux vidéo, dans les bandes dessinées et les mangas. Le recours au genre dystopique permet une critique des sociétés contemporaines.
Ainsi, les univers urbains ont toujours fasciné les jeux vidéo. C’est ce que montre, par exemple, le jeu vidéo SimCity, créé en 1989, et qui donnait les moyens de bâtir sa cité idéale. Mais avec le temps, le propos dystopique l’emporte chez les concepteurs de jeux. Des titres comme Mirror’s Edge Catalyst ou encore Remember Me entraînent le joueur dans des villes de cauchemar, projections de nos angoisses collectives, où il s’agit d’arpenter des univers dystopiques dans lesquels l’espace urbain contribue à l’idée d’un bonheur impossible.
Il peut paraître également singulier que les romanciers russes aient entrepris d’écrire des dystopies durant la seconde présidence Poutine: En 2006, Vladimir Sorokine, écrivain postmoderne très populaire, publie Journée d’un opritchnik (2006), une satire des services secrets. La même année, la romancière Olga Slavnikova remporte un prestigieux prix littéraire avec 2017, et Dimitri Bykov fait paraître ZhD, décrivant un futur où la Russie est en guerre contre une force armée – les ZhD – qui est train de l’emporter grâce à la découverte d’une substance qui remplace le pétrole comme énergie de prédilection de l’Occident et, ce faisant, ruine la Russie. Ce jaillissement littéraire qui précède la dernière entrée en matière de la Russie dans le grand jeu international parle davantage de la stagnation politique des années Poutine et fonctionne comme le signe avant-coureur d’un malaise collectif.
Ainsi, de la même manière donc qu’il y aurait eu, en Occident, des moments favorables à l’apparition des utopies – les utopies politiques du XVI-XVIIIe siècles qui imaginent un régime politique égalitaire, les utopies industrialistes du XIX-XXe siècles qui tentent de donner une réponse à la problématique sociale née de la révolution industrielle, et les utopies écologistes qui, depuis leur émergence au XXe siècle, envisagent une société respectueuse de la nature et du vivant –, il y aurait également, aujourd’hui, un «moment dystopique» mondial: la dystopie illustre, pareillement, les préoccupations de son époque.
Que s’est-il donc passé pour que les dystopies parlent aujourd’hui tant à nos imaginaires? Que révèle leur succès? Quel sens politique conférer à ce qu’on pourrait bel et bien considérer comme un «moment dystopique»? Contemporaine de la philosophie postmoderne, la dystopie serait l’expression d’un «désenchantement du monde», d’une perte de foi dans les anciens idéaux. Elle définit l’esprit de notre époque, celle qui assiste à l’épuisement des grands récits de la modernité. Elle fait signe, en même temps, vers de nouvelles menaces liées à la mondialisation économique et culturelle et aux enjeux écologiques, s’articulant avec un certain nombre de discours savants mettant en avant la capacité de l’homme à détruire le système terrestre. Elle se porte donc de plus en plus aujourd’hui comme un discours sur l’effondrement des sociétés et sur l’autodestruction de l’espèce humaine. Elle est le symptôme d’une inquiétude grandissante face à la montée des incertitudes.
Elle est l’expression d’une angoisse face, également, à la difficulté des individus à concevoir des projets communs, à croire en un avenir collectif et, à plus forte raison, à le construire. De fait, si l’on admet que la dystopie a un sens politique, elle contient assez fondamentalement une interrogation sur les possibilités du vivre-ensemble.
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