Parlez-moi d’amour (8) - Amour, haine, apaisement
Il n’est pas rare de voir surgir, dans la vie amoureuse, le fantasme de dévoration de l’autre tellement il ou elle nous paraît appétissant(e). Il ou elle devient un chou, un lapin, parfois un poulet, un canard ou une belle à croquer. Cette dimension cannibalique fait partie intégrante de la rencontre amoureuse, tout à fait comme la première relation du nourrisson avec sa mère: celle-ci a envie de manger son bébé tellement il lui apparaît délicieux et celui-ci veut fantasmatiquement ingurgiter ce qui est « bon » dans sa mère et rejeter à l’extérieur de lui ce qui en émane de « mauvais ». On retrouve ainsi, dans la rencontre amoureuse tout une gamme pulsionnelle, notamment des aspects sadiques comme aussi des aspects masochiques puisque, par exemple, on a du plaisir à dévorer et à se laisser dévorer et ces composantes vont se retrouver dans les échanges du couple adulte, particulièrement dans leurs jeux érotiques. Les pulsions opposées accompagneront toujours la vie amoureuse. Nous le savons, l’amour et l’agressivité, l’amour et la haine sont liés l’un à l’autre dans les premières interactions affectives comme dans toutes celles qui leur succèderont.

En effet, dès le début de la vie, le fonctionnement intrapsychique de l’être humain est soumis au conflit psychique, un conflit entre des désirs opposés, entre les pulsions de vie et les pulsions de mort, entre l’amour et la haine. L’apogée de cette ambivalence est vécue durant la période œdipienne avec l’amour et la haine que ressentent les enfants pour leurs parents. Ces deux affects formeront « les deux éléments principaux à partir desquels se construisent les relations humaines » (Winnicott). La culture orientale a souvent du mal à admettre la cohabitation de la haine et de l’amour dans les relations familiales à cause de l’idéalisation ou de la sacralisation des figures parentales. Et pourtant, une introspection quelque peu lucide en favoriserait la prise de conscience.

  1. Lacan a créé le néologisme de « hainamoration » pour évoquer l’association de ces deux affects : « La haine suit comme son ombre cet amour pour ce prochain qui est aussi de nous ce qui est le plus étranger ». Il va même plus loin : « Ne point connaître la haine, c'est ne pas connaître l'amour non plus ». Si les partenaires n’en sont pas conscients, c’est parce que quand on est dans l’amour, les sentiments d’agressivité ou de haine sont réprimés ou refoulés. Mais ils se manifestent d’une façon déguisée parfois dans certains lapsus, oublis ou actes manqués, dans des rêves d’accidents ou de mort de la personne aimée, souvent même dans l’appréhension d’une maladie ou d’un accident dont elle souffrirait, dans certaines « pannes » sexuelles ou douleurs vaginales, etc. Rappelons-nous encore une fois que, dans la relation amoureuse, l’amoureux sacrifie son moi propre dans l’idéalisation de l’autre et s’y retrouve assujetti, ce qui ne peut que susciter agressivité et haine camouflées. Peut-être que la manifestation de cette coexistence inconsciente de deux affects opposés est-elle la plus évidente lorsqu’à l’occasion d’un conflit dans le couple on assiste au surgissement de l’agressivité ou de la violence bâillonnées jusqu’alors, ou encore lorsque la relation amoureuse aboutit à une rupture qui fracasse les digues protectrices mises en place et déchaîne la haine réprimée. « Si on commence à haïr l’objet aimé, on aura pour lui, à motivation égale, une haine plus grande que si jamais on ne l’avait aimé, et cela d’autant plus que l’amour antérieur fut plus grand. » (Spinoza).


L’être humain est « en projet » selon le mot de Sartre, en mouvement. Il en va de même de la relation amoureuse. Mue par un désir né d’un manque, elle traverse des mouvements tantôt progressifs tantôt régressifs. Ce ne sont pas les recettes provenant de-ci de-là, proposant des activités à entreprendre ou l’invention de positions sexuelles alambiquées qui raviveront l’amour défaillant. Ni surtout pas de suivre la recommandation de « faire un enfant » comme de désastreux conseilleurs le proposent.


La relation de couple peut être envisagée comme un chantier affectif caractérisé par une liaison précaire et mystérieuse, en perpétuel remaniement. Aucune garantie sur la persistance de l’amour ne peut être acquise. L’un des meilleurs moyens en vue de la (re)construction de ce qui se désagrège est de prendre un recul favorisant l’écoute de soi et l’empathie envers l’autre soutenus par un dialogue permanent sincère et authentique, sans reproches ni accusations mais dans l’expression des éprouvés de chacun.

Dans Drive my car, le bouleversant chef-d’œuvre de Ryūsuke Hamaguchi, d’après une nouvelle de Haruki Murakami. Kafuku et sa femme Oto s’aiment profondément. Un jour qu’il rentre inopinément, il la surprend dans leur lit avec un autre homme. Son étonnante réaction est de quitter la maison sans bruit. Il expliquera un peu plus tard qu’il croit fermement que l’amour de sa femme est sincère et authentique en dépit de ses trahisons et qu’il n’a qu’une peur, celle de la perdre. Sa mort soudaine le laisse en proie à d’intenses sentiments de culpabilité. Il découvre par la suite l’ambivalence de ses sentiments car malgré son amour, il garde tapie au plus profond de lui une haine à son égard qui est à l’origine de son tourment. L’improbable rencontre avec Misaki, la femme qui fera office de chauffeur, lui servira de retrouvaille avec son double. Tous les deux se connaitront d’abord par le partage d’un accompagnement quotidien tout en intériorité, par l’échange silencieux de leurs regards attentifs et curieux l’un de l’autre. Ces retrouvailles les amèneront à se confier leurs amours et leurs haines, lui envers Oto, elle envers sa mère. Ensemble, ils découvriront qu’avant de rejeter ou de haïr l’autre, il faudrait d’abord regarder à l’intérieur de soi et découvrir sa propre ambivalence. Se réconfortant l’un l’autre, s’acceptant tels qu’ils sont, ils se rejoindront dans un mutuel apaisement.

Pour Spinoza, l’amour-Eros émanant du manque doit se transformer en amour-Philia s’appuyant sur la joie d’être avec l’autre à qui on pourrait alors dire : je suis heureux que tu sois là, avec moi, heureux de ton être même. L’amour s’accouplera alors avec l’amitié.

Peut-être qu’un des moyens d’accéder à un état d’apaisement, de contentement dans la relation de couple comme dans le rapport à soi-même, serait de suivre, loin de toute possessivité, le précepte du sage Montaigne : deviens ce que tu es et ne demande rien de plus.
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