Edgard Mazigi ou la peinture à bras le corps…
c’est se plonger dans un lieu sacré où le peintre se raconte à travers ses toiles, silencieuses mais ô combien parlantes, majestueuses, témoins de cette lente mutation, cette longue conquête de soi...

Suivons l’artiste le long de son parcours et laissons-nous guider par ce fil conducteur qui décrit tout processus créatif. Point de départ, diplôme de génie textile en France; changement de cap, prix d’excellence en peinture au New York Studio de dessin, peinture et sculpture; point d’ancrage et zone d’influence, le courant artistique américain post-1945 qui prône «l’inachevé» dans l’œuvre d’art.

Il fallait bien commencer par un style tout à fait figuratif, consistant à tenter de reproduire sur la toile, selon les règles classiques de l’art, une image préconçue bien définie. La démarche de la préméditation fut ensuite abandonnée par l’artiste qui recherche désormais l’abstraction, non pas en tant que finalité, mais en tant qu’outil de recherche.

La toile s’affiche alors comme une arène où se livre un combat de remise en question permanente, à la recherche d’équilibre et de cohérence. L’assemblage des éléments se décompose ou se recompose à l’infini, avec pour choix délibéré l’incertitude.

Incertitude certes, sauf pour les coups de brosse ou de spatule énergiques que l’artiste assène sur la toile, laissant entrevoir la palpitation de la matière, la sensualité de la texture dans son épaisseur et sa vibration propre.

Le hasard aussi n’est qu’apparence puisque couleurs ou noirs et gris, dans toutes leurs nuances, déterminent forme et structure, articulent harmonieusement les différents éléments visuels et obéissent ainsi implicitement à des règles rigoureuses pour donner force et mouvement à l’ensemble.

L’artiste reste ainsi intimement lié à sa toile et lui insuffle son rythme, lui redonne vie à sa guise. Il devient acteur et spectateur à la fois pour s’étonner lui-même du résultat! Troquer le certain pour l’incertain, empoigner les labyrinthes de l’inconnu à bras le corps, avec pour seul fil d’Ariane la sûreté de l’instinct, la puissance de la touche et le feu de la passion.

En effet, quoi de plus jubilatoire, et de plus ardu aussi, que de se laisser guider par ce souffle intérieur, la seule force de l’inspiration dans un duel au cœur à corps à travers toiles, pinceaux et pigments, avec pour seul horizon l’univers blanc et vierge de la toile pour y tracer, comme venant de nulle part, cet ultime trait, y mettre cette ultime touche, y inscrire cette histoire précaire, encore inconnue de l’artiste lui-même…

Prendre le tableau à revers, en inversant le processus, c’est-à-dire commencer à peindre sans image préalable dans la tête. Peindre par larges touches abstraites indéfinies, laisser se dévoiler l’image par le hasard de la rencontre entre le probable et l’improbable, dans un entre-deux où le geste en devenir, figé en plein mouvement, reste chargé de toute la tension inexprimée de l’être et de toute la puissance des potentialités non encore dévoilées.

Éloquence des non-dits, pouvoir mystérieux du mot suspendu, de la phrase inachevée, force suggestive du voile qui recèle des trésors d’inattendu.




Faire surgir le concret par le procédé de l’abstrait

Partir de rien, se fier à son inconscient, boîte noire photographique qui révèle, par des taches de couleurs informes, les pulsions intérieures du peintre. Voir poindre des méandres souterrains une forme reconnaissable, personnage, main, bateau, oiseau... Et, selon les propos du peintre lui-même, par le procédé de l’abstrait, faire surgir le concret. En effet, le peintre ne prend en compte l’abstraction que dans le processus, le résultat final restant figuratif même si à peine suggéré.

S’imprégner de l’univers de l’artiste, c’est ressentir le mouvement large et audacieux du geste, cependant très léger, comme par crainte d’effaroucher l’impalpable, de voir s’envoler la poésie fragile et éphémère de la brise en plein désert ou s’effacer le rayon de soleil à travers la brume de l’hiver... Se laisser frôler par l’infime douceur d’une aile de papillon... Se laisser surprendre par une apparition fugitive et familière au sein du néant...

L’artiste insiste pour rappeler que la rationalité n’est pas le point de départ de l’œuvre, qu’elle n’en sera que l’aboutissement par le biais des nombreuses interprétations du langage venant à naître.

Décrypter cette écriture appartient alors au spectateur, invité à voyager par tous ses sens dans les méandres de l’inconnu, à emprunter le geste résolu du peintre et défier l’imprévu dans un élan de confiance et d’abandon...

L’œuvre reste ainsi une porte ouverte vers une dynamique où viennent s’inscrire les multiples expériences sensorielles, celles du spectateur qui vient rechercher du sens, des images connues, des réminiscences passées qui n’appartiennent qu’à lui dans sa vérité propre.

L’artiste se détache finalement du résultat et laisse l’œuvre vivre par elle-même. C’est elle qui le guidera et décidera pour lui du coup de pinceau décisif qui signera définitivement le mot de la fin ou pas.

Or pour Mazigi, l’histoire ne cesse pas de se raconter, de se démultiplier à l’infini en d’improbables métamorphoses comme un chantier ouvert en permanence sur un chemin semé d’épines et de fleurs, comme la vie elle-même parcourue par l’artiste ou le spectateur, comme une aventure qui ne s’arrête jamais, une négation de la finitude même. Mais vivre la plénitude de l’instant, n’est-ce pas déjà accéder à l’immortalité de l’Être?
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