Cannes : David Cronenberg, portrait d’un fouilleur d’âmes
©Le réalisateur, David Cronenberg.
Ses films cathartiques, d’une crudité rare, font frémir d'effroi. David Cronenberg, canadien, est un fidèle du Festival de Cannes. S’il affirme n’avoir jamais été violent de sa vie, son imaginaire semble, lui, puiser dans ses pulsions refoulées pour rendre en images toutes sortes d’expressions brutales, jusqu’à toucher les confins de l’indicible. David Cronenberg ausculte, avec aplomb, les corps et les âmes comme personne. Ce cinéaste qui interpelle a présenté lundi Crimes of the Futur, son nouveau film qui a fait frissonner la Croisette.

L’acteur canadien Scott Speedman, le réalisateur canadien David Cronenberg, l’acteur luso-guinéen Welket Bungue et l’actrice française Léa Seydoux, après la projection de "Crimes of the Futur"/ AFP

Cheveux poivre et sel, allure flegmatique et extrême courtoisie : derrière ce haut front percé de deux yeux bleus se cache une imagination débridée et fantasque. «J’ai une vie incroyablement non violente», se défend-il. «Je n’ai jamais participé à une bagarre dans un bar, encore moins à une guerre, je n’ai jamais frappé personne». Roi du gore viscéral, le réalisateur de La Mouche (1986) et de History of Violence (2005) est un cinéaste qui puise dans le psychisme sa source d’inspiration. L’horreur y jaillit du dedans et s’incarne dans des corps qu’il troue, éviscère et métamorphose.
Cette violence refoulée qui lui est propre est faite de sexualité déviante et de technologie dévorante.

Petit-fils d’émigrés juifs venus de Lituanie, David Cronenberg est né le 15 mars 1943 à Toronto dans le foyer très gai d’un journaliste et d’une pianiste professionnelle. Enfant, passionné par les insectes, il s’imagine romancier.

Les débuts du jeune David, fraîchement diplômé de littérature et de sciences, ne sont guère prometteurs : ses premiers films sordides sont produits par des maisons spécialisées dans le X.

Mais dans les années 1950, il est attiré par la technique cinématographique et l’underground new-yorkais d’Andy Warhol. «Avant de m’en rendre compte, je me suis retrouvé à écrire des scénarios plutôt que des romans», expliquait-il en 2016 à l’occasion de la sortie de Consumés, son premier roman publié chez Gallimard.

C’est en 1996 que David Cronenberg a remporté le Prix spécial du jury pour Crash, un thriller érotico-métallique qui avait choqué, mais l’a propulsé comme président du jury en 1999.

«Il y a une vieille tradition juive d’examiner les forces obscures, sinon ce sont elles qui viennent à vous», confiait-il dans un livre d’entretiens Cronenberg on Cronenberg (1996). «Si vous donnez au diable son dû et que vous envisagez les choses les plus terrifiantes alors elles n’arriveront peut-être pas. C’est ce que je fais avec mes films : confiner l’horreur dans l’écran pour qu’elle n’arrive pas dans ma vie».

Le maître incontestable du « body horror »

Autodidacte, ce guitariste classique et rock démontre pourtant un talent iconoclaste. Frissons (1975), une épidémie foudroyante de lubricité s’abattant comme un virus sur une ville, apparaît comme le manifeste du « body horror », un genre dont il devient le maître.
Avec Rage (1977) et l’autobiographique Chromosome 3 (1979), il démontre que tout ce qui se vit à l’intérieur se voit à l’extérieur. Le corps devient une matière psychanalytique, tendue par l’incontrôlable inconscient.
Son premier succès commercial, Scanners (1981), est confirmé par sa brillante adaptation du roman de Stephen King, Dead Zone (1983).

Le succès international vient avec l’histoire de la repoussante transformation d’un scientifique en insecte dans La Mouche (1986). Avec Vidéodrome (1982), eXistenz (1999), son cinéma s’engage : dans ces jeux d’illusions, il démontre les dangers de la technologie incontrôlée et des réalités virtuelles. L’image dévore les esprits et les corps. « L’art est cathartique : c’est particulièrement vrai pour les films d’horreur, car l’horreur est une émotion primitive qui touche à notre terreur existentielle », explique-t-il.

Pour lui, toutefois, il s’agit moins de choquer que d’affronter notre peur profonde de la chair. C’est le propos de ses films History of violence et Maps to the Stars (2014), deux films qui s’éloignent du genre horrifique, mais qui s’adressent toujours au monstre qui est en nous.

David Cronenberg est père de trois enfants. L’un d’entre eux, Brandon, est réalisateur comme lui d’œuvres dérangeantes (Possessor). Cette violence refoulée serait-elle génétiquement transmissible ? À débattre…

"Crimes of the Futur"- David Cronenberg

Zoom sur Crimes of the Future


Profond ou fumeux ? Le public tranchera, mais David Cronenberg n’a pas failli à sa réputation de pape du gore avec la présentation de Crimes of the Future, où il pousse plus loin que jamais son obsession pour le corps et ses viscères.
Le film, dans un futur indéterminé « post-catastrophe », un monde en ruine où la douleur a été abolie, met en scène l’acteur fétiche du réalisateur, Viggo Mortensen ( A History of Violence , 2005 ;  Les Promesses de l’ombre  ; 2007, A Dangerous Method , 2011). Cette fois dans la peau d’un artiste performeur très particulier, Saul.

Ses créations ? Des tatouages réalisés à vif sur ses organes internes, au cours d’opérations chirurgicales menées en public. Mot d’ordre : « la chirurgie, c’est le nouveau sexe ». Le scalpel est manié par Caprice, interprétée par une Léa Seydoux au visage de cire, tandis qu’un nébuleux service de police, le Bureau du Registre National des Organes, représenté par Kristen Stewart, les surveille à distance.

Le réalisateur canadien David Cronenberg et l’actrice française Léa Seydoux posent après la projection de "Crime of the Futur"/AFP

Le propos est parfois obscur, sur l’évolution de l’humanité et le « naturellement non naturel », ces « néo-organes » cultivés à l’intérieur des corps par des machines semblant sorties des années 1980 et ses « punchlines » déroutantes (« les braguettes ont leur propre sex-appeal »). Le film marque surtout le retour du « body horror » du réalisateur, après huit ans d’absence.
« Dans ce film, j’ai essayé de regarder ce qu’il y avait à l’intérieur du corps », résume-t-il, pour sa sixième fois en compétition. « Mon intérêt n’est pas de choquer et mon but n’est pas que les gens quittent la salle, mais ça peut arriver », poursuit le réalisateur qui a mûri plus de vingt ans ce projet.

Dès la séquence d’ouverture, les âmes sensibles seront éprouvées : on y voit un enfant croquer dans une chaise en plastique comme dans une tablette de chocolat, avant d’être assassiné, étouffé sous un coussin, par sa mère.

« Il y a des choses que je n’aimerais pas voir, mais c’est très spécifique. La cruauté je n’aime pas, en particulier la cruauté envers les enfants (...) Je ne dirais pas que ça me choque, mais je n’aime pas regarder », nuance celui qui a trois enfants et quatre petits-enfants.

Le parfum de soufre qui entoure le réalisateur de 79 ans n’est cependant pas nouveau : dès ses débuts en compétition en 1996, il faisait scandale, divisant la critique, mais remportant un Prix spécial du jury, avec Crash. Ce film tout de sexe, violence et accidents de voiture, a inspiré Titane, Palme d’or 2021, de Julia Ducournau.

Un autre type d’accident a eu lieu sur Crimes of the Futur, avec un tournage arrêté abruptement pour budget épuisé.

Acteur magnétique, Mortensen, déjà souvent filmé nu par Cronenberg, sort cette fois ses tripes, au sens propre.

« Pour certaines prises, j’étais bien content de ne pas être dans ma propre peau », confie en référence notamment aux scènes d’éviscération, tournée à Athènes par plus de 40 degrés. « Clairement, il y a des choses que l’on ne peut pas faire à votre corps en faisant ensuite une deuxième ou une troisième prise ! »

« C’est une histoire bien écrite et structurée de film noir, mais aussi une histoire d’amour, entre Léa Seydoux et mon personnage, une confiance sans bornes, une connexion physique très forte et une histoire de sacrifice pour le bien-être physique de l’autre », poursuit-il.

« Nous avons une amitié avec David et une confiance qui me permet de le laisser essayer des choses inhabituelles que je n’essaierai pas forcément avec d’autres sans savoir s’ils les demandent pour la valeur du plan ou pour le show », poursuit-il.

Pour lui, Cronenberg est « en avance sur son temps » et ses films doivent être vus « quatre ou cinq fois de suite » pour être compris.

Les cinéphiles sont de son avis!

Avec AFP
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