L’entrée des étrangers, le temps des attentes immobiles
Vous n’y êtes pas encore, vous la voyez déjà; vous reconnaissez de loin l’entrée des «étrangers», la queue devant la préfecture, longue queue dont la seule vue vous désespère; queue que vous prolongez de votre corps greffé à la masse compacte; vous trépignez avec elle, en elle. Avancer sans la voir bouger depuis que vous y êtes; vous dehors, le froid de la rue ; vous, debout en silence, moue et yeux braqués sur les aiguilles paresseuses: si les guichets fermaient une fois devant? Devoir tout recommencer malgré deux heures d’attente immobile? Vous vous dites «deux heures», mais ce ne sont que deux mots mastiqués, abstraction en ces instants où vous vivez par minutes et secondes, où le temps cesse de se décompter pour prendre corps sur vos épaules, sur votre visage.

Sans le support du langage, c’est le silence dans les rangs; ne pas vous distraire de votre condition; exister pleinement comme étranger; vous ne voudriez pas de geste de gentillesse, même infime, il risquerait de modérer votre ressentiment, édulcorer la cruauté des «Français, Espagnols, Italiens...»; vous formulez «cruauté des Français, Espagnols, Italiens» sans y croire; vous vous le répétez par affection pour eux, par dépit de ne pas vous sentir chez vous ici, ici vous êtes chez eux; vous n’espérez pas de mouvement de bienveillance, il pourrait lézarder la mortification, vous la préférez intacte, absolue; vous endurez le pire, vous voudriez le revendiquer; coller à cette souffrance, à la révolte.

Les regards de l’attente sont sans objet; prunelles brouillées de pensées léthargiques; derrière le silence: tout et rien; longs temps de vide où vous oubliez d’être en vie, vous cessez même d’en être spectateur; des crochets; puis vous revenez en maugréant votre impuissance: ce n’est pas censé durer autant; vous ne voyez toujours pas la porte derrière les corps compacts qui se tassent devant, de plus en plus resserrés pour se sentir proches de l’entrée; par moments, au sein de l’inertie et de l’hébètement, une violence inattendue vous submerge; elle est molle, engourdie. Vous êtes épuisé; vous retenez la pression, vous la faites éclater à l’intérieur, dans vos boyaux; vous y crevez votre envie de hurler, cogner.



Mais rien, vous n'y pouvez pas; vous n’avez pas le choix, pas de droits; vous n’êtes pas chez vous; vous devez; vous êtes étranger; on vous demande un visa à chaque frontière, courte ou longue durée de séjour, pour les transits aussi; tout un peuple vous rejette à chaque refus de visa, l’obstination courtoise et c’est bien cette hypocrisie que vous haïssez le plus, ces sourires qui enferment, vérité dissimulée derrière les lois administratives: comme si l’on n’était pas coupable de son administration.

Vous êtes devant le sas; c’est bien, vous parlez la langue, certains ne parlent pas français, italien, espagnol; fouilles devant le sas; qu’ils fouillent bien, ils ont raison, vous pourriez exploser après tout ça, exploser des tripes, des os; de l’autre côté, les salles grises éclairées aux néons; des tickets pendent des machines, comme autant de langues narquoises, arrachées à chaque passage, geste sec pour ne pas les dérouler par séries; rangées de chaises alignées face aux guichets: école ou tribunal? Vous cherchez une place isolée, vous vous êtes frotté à assez de corps et d’odeurs depuis ce matin; le clic qui accompagne l’affichage des numéros au plafond; vos yeux qui conjurent les chiffres, comme s’il suffisait de les regarder pour en accélérer le débit, Ma sorcière bien-aimée.

Vous êtes chahuté de pensées vaines, d’images en fuite ; vous n’osez pas bouger, pour ne pas perdre votre tour; café, pipi, cigarette… faudrait ressortir dans le hall, vos envies attendront; vous ne pouvez pas risquer votre tour, même si trente chiffres vous séparent du vôtre, qui sait? Mais vous comprenez ce que je vous dis? Vous faites semblant de ne rien comprendre? Des lambeaux de discussion vous arrachent de la rêverie; vous ne comprenez ni la nécessité ni l’urgence de ses éclats de voix; le silence d’un autre «demandeur» que vous voyez de dos, corps voûté devant les phrases assassines; vous ne l’entendez pas répondre, vous n’entendez qu’une voix en face, un ton sans courbe: La loi, c’est la loi! Je n’y peux rien, on ne peut plus renouveler là! 


Vous fouillez du regard les guichets à l’effet magnétique; vous n’arrivez pas à décoller les yeux des corps qui se meuvent entre tiroirs, imprimante, cafetière, archives… blonde aux cheveux raides, cernes accentués par la lumière dure des néons; black opulente à la lenteur imposante; petit monsieur à la silhouette sèche… Ils se croisent derrière, partagent tampons, plaisanteries, agrafeuses, commentaires; sans craindre de se donner en spectacle, en y prenant plaisir peut-être. Mon stylo, qui m’a encore pris mon stylo? Vous n’avez rien à faire, vous suivez leurs mouvements; ils n’ont pas de regards, ils savent ignorer les yeux qui les observent de la salle; ces yeux qui attendent, qui entendent, en espérant avoir «droit» à plus de clémence.



Non, je vous dis non! Vous savez lire, quand même! Vous n’avez pas le bon document! Ce n’est pas une attestation d’employeur, ça! Faudra revenir avec! Un point c’est tout! Ça ne sert à rien d’essayer de me convaincre! Vous scrutez tous ces visages; les classer en deux catégories: les bons et les méchants. Ceux avec qui vous aimeriez passer, les odieux à éviter; mais vous savez ne pas avoir ce choix, c’est le clic du plafond qui le décidera. Vous réfléchissez à votre stratégie, sourire et assurance polie… vous devez oublier les paroles insultantes qui flottent encore en vous; elles ne vous sont pas destinées; vous, ce n’est pas pareil; et vous ne pouvez pas être solidaire de la misère du monde, la vôtre vous suffit.

Votre tour arrive; ni mieux, ni pire que les autres; vous contrôlez, vous encaissez; seule l’expression de vos yeux vous échappe.

Vous ressortez; il n’y a plus de queue; l’après-midi, déjà. Et cet arrière-goût d’humiliation vague; avec le sentiment d’être en faute, parce qu’on n’est pas français, espagnol ou italien...; jusqu’à la honte des origines, la haine des origines; et l’autre culpabilité, envers son pays. Tu n’y arrives pas, tu n’arrives pas à garder la tête haute; si tu pouvais, tu l’aplatirais, tu la réduirais à rien; être sans nationalité, si possible; tu mentirais si c’était possible.

Je suis espagnole, je suis italienne… je suis du Sud, le grand Sud; pardonnez-moi, je ne suis pas fière; vous avez tout fait pour que je sois fière d’être libanaise, l’injonction principale, celle qui sauve de tout; la guerre qui s’y rattache, tous ces sacrifices, ces morts; et moi qui renie mon pays; je ne suis rien, si je n’ai pas de racines; la Terre, infamie que de renier sa Terre; pardonnez-moi; je ne suis rien, je ne suis personne.

Site Web de Gracia Bejjani
Page YouTube de Gracia Bejjani
Commentaires
  • Aucun commentaire