The Dam: un barrage sur fond de révolution
Nous sommes au Soudan, près du barrage de Merowe. Maher travaille dans une briqueterie alimentée par les eaux du Nil. Chaque soir, il marche secrètement dans le désert pour y bâtir une mystérieuse construction de boue. Alors que le peuple soudanais est en train de réclamer liberté, son œuvre commence lentement à prendre vie…

Signé Ali Cherri, ce film produit par Janja Kralj (KinoElektron), sur un scénario de Ali Cherri, Geoffroy Grison, en collaboration avec Bertrand Bonello, avec Maher el-Khair, a effectué sa première les 24 et 25 mai dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2022, qui est une sélection parallèle du festival de Cannes, créée à l'origine pour montrer aux spectateurs des films d’horizons divers, réalisés par des cinéastes qu’ils ne connaissent pas encore.

Le film fait partie d'un projet plus vaste consacré à ce que Cherri appelle les «géographies de la violence», ou les «paysages de la violence», une trilogie composée de deux courts-métrages, The Disquiet (2013) et The Digger (2015), qui ont déjà été montrés dans d’importants festivals de films. The Dam (Le Barrage, 2022), une fiction tournée au Soudan pendant la révolution, est son premier long métrage.

Tourné au Liban, The Disquiet se présente, à certains endroits, comme une archive des tremblements de terre au Liban, le pays étant situé sur des failles sismologiques importantes. Cherri se saisit de cette donnée géologique pour réfléchir sur la violence des catastrophes, celles du Liban et de la région plus largement. The Digger est par contre filmé sur un site archéologique dans le désert, aux Émirats arabes unis. Cherri y questionne la construction des récits historiques nationaux à partir d'artefacts anciens. Avec The Dam, Ali Cherri quitte le format vidéo-film d’art et produit une œuvre destinée au cinéma.



Situé au nord de Khartoum, le barrage de Merowe est un barrage hydroélectrique construit par les Chinois et qui devait, selon la justification apportée par les autorités soudanaises, constituer un vecteur de progrès, procurant électricité et facilitant les travaux d’irrigation des paysans. Le projet rencontre néanmoins une forte opposition de la part des écologistes qui préconisent un appauvrissement des terres, donnant à craindre que le limon qui fertilise les rives du Nil ne soit retenu mais aussi, plus largement, de la part de la communauté scientifique qui craint une recrudescence de maladies dues à l’eau stagnante, sans parler des conséquences sociologiques sur les riverains qui devront être relogés dans les cités, sans terre cultivable, ainsi que les conséquences archéologiques, la montée des eaux risquant d’altérer les monuments situés en aval qui témoignent de l’histoire des peuples de Nubie. Un projet qui, dit Cherri, matérialise la brutalité de la dictature d'Omar el-Béchir, président du Soudan de 1989 à 2019.


La démarche de Cherri consiste, comme dans l’ensemble de ses travaux, à comprendre l’inscription des événements politiques, sociaux et géopolitiques dans leurs contextes particuliers et de la rendre tangible. Ainsi, Merowe est aujourd’hui un lac magnifique et paisible, mais ses eaux cachent des événements violents qui parlent de mort et de destruction. Car la violence dont il est question est de nature invisible, chez Ali Cherri. Ce dernier affirme: «Je m'intéresse précisément à la manière dont la violence devient invisible. Comment elle habite notre monde et comment il est donc difficile de transmettre et de partager ce dont nous avons souffert. Ceci vient de ma propre histoire. Je suis né au début de la guerre civile au Liban. J'ai grandi à Beyrouth au milieu des combats, et pourtant je ne porte aucune trace physique de ce conflit. Mon corps n'a pas été blessé, je ne suis pas handicapé, je n'ai pas été tué. J'essaie de rendre perceptible comment la violence que j’ai vécue est présente, dans les corps et dans les paysages, au-delà des traces explicites, des ruines, des blessures – les cicatrices visibles. Ceci est au cœur de mon travail.»

Cherri raconte que quand il est arrivé au Soudan pour commencer le tournage, les protestations contre El-Béchir venaient de débuter. Dix jours après, El-Bashir a été renversé par l'armée. Le pays a fermé ses frontières et il a dû partir, ne sachant pas s'il serait possible de revenir. Après cela, la pandémie a tout mis à l’arrêt. Il n’a toutefois jamais abandonné le projet. Durant cette absence forcée, au contraire, le scénario s’est considérablement étoffé. C'est alors que The Dam est devenu un véritable projet de film.

Certes, la révolution soudanaise a alimenté le film. Il était clair, aussi, dès le départ, que le film allait avoir un enjeu politique lié au barrage, mais la manière dont cette dimension politique allait émerger était imprévisible. Elle apparaît dans le film à travers un focus sur les ouvriers de la briqueterie: ils sont conscients de ce qui se passe. Ils suivent les événements à la radio et à la télévision, mais ils n'y participent pas. Ils vivent en marge du monde. La plupart des membres de l'équipe de tournage étaient soudanais et avaient le même âge que les travailleurs. Ils étaient très impliqués émotionnellement mais aussi sur les réseaux sociaux, alors que les briquetiers, qui sont également soudanais, ne se considèrent pas comme citoyens. Ils ont largement intériorisé un sentiment d'impuissance politique. Ils ont tous moins de 30 ans, c’est-à-dire qu’ils sont nés après qu’El-Bashir a pris le pouvoir en 1989. Ils ont vécu sous un régime dictatorial. Le film montre aussi cette influence sur leur comportement.

Deux années importantes, à dire vrai, pour cet artiste plasticien et cinéaste qui a été l'artiste en résidence à la National Gallery à Londres (2021-2022) et qui a été récompensé par le Lion d'argent à la 59e Biennale de Venise (2022) avec un triptyque vidéo sur le barrage: Of Men and Gods and Mud.

Le Barrage
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