S'il vous plaît... dessine-moi un bouquet
Composer un bouquet et offrir des fleurs lors de funérailles remonte à une tradition bien éloignée dans le temps. En effet, si nous nous référons, par exemple, à l’antiquité égyptienne, nous constatons que les Égyptiens en déposaient déjà dans les caveaux des pharaons et tout autour de ceux-ci. Il s’agissait pour eux, comme d’ailleurs pour différentes civilisations antiques, d’exprimer leur respect de la mort, d’embellir l’action de la séparation avec l’être cher pour s’en consoler un tant soit peu, d’élever la tristesse, parfois le désespoir, au rang de la sacralité, de sublimer le rituel funéraire et d’anticiper par les couleurs, les senteurs, etc. le beau souvenir que l’on gardera de la personne disparue.

Voyage, voyage…

Voyageons donc dans certaines civilisations. Si d’aucuns savent qu’en Occident ce sont les reines des fleurs, métaphore pour les roses blanches, que l’on offre pour les funérailles des êtres chers, il n’en demeure pas moins que les fleurs d’or, comme on appelle aussi les chrysanthèmes blancs et jaunes associés à la Toussaint, également nommés «la marguerite des morts» dans la chanson du «Testament» (1956) de Georges Brassens, ont elles aussi la belle place dans ces circonstances particulières, en l’occurrence dans les pays de l’Europe de l’Ouest.

Au Japon, c’est le lys jaune, peut-être bien parce qu’il rappelle la couleur de l’Empire même du soleil levant, qui y est privilégié, alors que c’est plutôt le lys blanc, à la fois fleur des rois et symbole de l’éphémère, que les Anglais offrent à leurs morts. En Chine, à l’instar des pays de l’Europe de l’Ouest, ce sont les chrysanthèmes blancs et jaunes que l’on offre aux morts, tel un défi lancé à la condition humaine, comme aux ténèbres de la finitude. En effet, en chinois, «chrysanthème» signifie «essence du soleil», ce qui nous rappelle que, selon les Chinois, boire une infusion de pétales de chrysanthème assure la longévité et inspire un sentiment persistant de bonheur.

Du côté de certains «exotismes», disons que si les Hawaïens cherchent à dédramatiser la mort en confectionnant des colliers de fleurs dont ils entourent tout à la fois la photo encadrée du défunt ou de la défunte et son cercueil, tout en remettant un lei à chacun des membres de la famille endeuillée, les Mexicains, eux, sans doute dans une volonté de faire un pied de nez à la mort, offrent des cempasuchils, fleurs orangées fortement odoriférantes, autrement appelées roses d’Inde, dont les pétales, selon la croyance populaire, conservent la chaleur du soleil et incarnent le divin. Or, cette offrande de cempasuchils s’accompagne toujours de tequila, de gnole, de pain sucré, de petites têtes de morts en sucre ou en chocolat, ainsi que du mets préféré du défunt ou de la défunte.

Pour finir ce court voyage dans certaines civilisations, si les différents peuples de l’Afrique du Sud, les Zoulous, les Xhosas, les Tswanas, les Swazis, les Sothos, les Vendas et les Ndébélés, choisissent le gerbera jaune, encore une fois couleur chaude et apaisante, pour exprimer les pensées tendres qu’ils ont pour les disparus, le choix en Australie est tout à l’opposé, les Australiens ayant jeté leur dévolu sur les roses rouges et les coquelicots flamboyants, symbole fort du souvenir éternel.

Des cempasuchils, fleurs des morts au Mexique.

Un peu de paronomase: des Fleurs du mal aux fleurs de la mort

Sans doute nul n’ignore-t-il que le titre du recueil poétique de Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, est le troisième choix de l’auteur qui, à l’origine, l’avait intitulé Les Lesbiennes, avec 26 premiers poèmes. Il a bien pensé ensuite au titre Les Limbes, pour la portée théologique du substantif en question, les «limbes» désignant un lieu aux marges de l’enfer, où se déroulent le séjour des âmes avant leur rédemption, ainsi que celui des enfants morts avant d’avoir été baptisés. Mais il a dû l’abandonner bien à regret, suivant le conseil de certains de ses amis qui voulaient lui épargner l’ire de l’Église, pour Les Fleurs du mal qui deviendra le titre définitif de l’œuvre.

Acculé par le procureur impérial et ministre de l’Intérieur Ernest Pinard (lequel venait, il y a quelque temps, de s’attaquer au tribunal à la Bovary de Gustave Flaubert), au travers d’un procès pour atteinte à la morale religieuse comme à la morale publique, à payer une très forte amende et à supprimer six pièces poétiques du recueil, en l’occurrence «Les Bijoux», «Le Léthé», «À Celle qui est trop gaie», «Lesbos», «Femmes damnées» et «Les Métamorphoses du vampire», Charles Baudelaire est littéralement abattu par le verdict émis. Et, cependant, la hargne aveuglante de Pinard empêche celui-ci de voir que, si tant est qu’il y eût quelque menace que ce soit qui pesait sur la bonne conscience du lecteur du recueil, ce serait avant toute chose dans le titre lui-même qu’elle résiderait. Car le titre suggère tout à la fois que l’expérience du mal est pourvoyeuse de beauté et que, de toute façon, la beauté, voire la bonté (le Beau et le Bon étant désignés par le même nom en grec ancien) et le mal appartiennent au même monde, se soutiennent dans une posture simultanée. Quoi qu’il en soit, Les Fleurs du mal sont, plus particulièrement, le cri de désespoir de leur auteur, qui crache le dégoût de la vie ici-bas, évoque dans un leitmotiv son obsession de la mort et chante l’aspiration à un monde idéal, relativement accessible par des correspondances très étonnantes et, bien plus encore, par le voyage vers la mort, comme nous le lisons notamment dans «L’Invitation au voyage»:

«(…)

Des meubles luisants,

Polis par les ans,

Décoreraient notre chambre;

Les plus rares fleurs

Mêlant leurs odeurs

Aux vagues senteurs de l’ambre,


Les riches plafonds,

Les miroirs profonds,

La splendeur orientale,

Tout y parlerait

À l’âme en secret

Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

(…)».

Il serait donc évident de voir en filigrane de l’énoncé des «fleurs du mal» le signifié des «fleurs de la mort», celles-ci assurant le mouvement transcendant permettant au poète et à tout lecteur persuadé de son incantation de s’embarquer dans l’ultime voyage qui les affranchirait de l’enfer terrestre pour les élever vers l’idéalité souhaitée, sur les ailes de fleurs poétiques, sans doute bien particulières.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1869, édition censurée et considérée définitive suite au verdict du procès pour outrage fait aux bonnes mœurs. L’édition exempte de toute censure ne paraîtra qu’en mai 1949.

Quelles fleurs pour le Liban?

Quelles fleurs les gouverneurs libanais jetteraient-ils du haut de leurs palais sur le peuple grabataire et le pays à l’agonie, eux qui ont tout fait pour bien raccourcir le voyage des Libanais et du Liban vers la mort? De quelles fleurs feraient-ils des bouquets et des couronnes, sachant qu’ils ont bien l’embarras du choix face à la multitude de types de fleurs des champs du Liban? Des cyclamens libanoticums? Des tulipes sauvages? Des mauves? Des roses? Des iris? Des orchidées? Des coquelicots? Des neotineas? Des marguerites? Des asphodèles? Des oxalis? Des pissenlits?...

Eh bien, détrompons-nous: le choix est déjà bel et bien fait; en réalité, nos gouverneurs n’ont jamais été, à ce sujet pour le moins, en proie à quelque hésitation que ce soit. Nos fleurs de la mort ne sont autres que la bien notoire couronne d’épines qui n’a jamais fini de faire des adeptes depuis la violence brute des légionnaires de la Rome Antique.

Que nos âmes reposent en paix, fussent-elles dépourvues de fleurs…

Ainsi soit-il.
Commentaires
  • Aucun commentaire