Le Liban a perdu le contrôle.
Cette perte de contrôle est un drame en mal de dénouement, pas moins qu’une perte de son destin.
Les multiples évolutions macrocéphaliques chroniques dans l'histoire de ce pays ont toutes été incontrôlables - à commencer par cette concentration démographique accrue sur la partie centrale de son littoral.
Disproportion et urbanisme
Macrocéphalie est un mot qui vient du grec ancien. Il revêt à l’origine une connotation zoologique ou physiologique. Est qualifié de makroképhalos celui qui a une grande tête aux dimensions disproportionnées par rapport au reste du corps.
La tradition médicale va le reprendre pour décrire le plus souvent des cas d’hypertrophie pathologique du crâne. Ce n’est que bien plus tardivement que le mot va finir par intégrer le champ de la géographie urbaine, pour désigner un développement disproportionné de la ville et une répartition hautement déséquilibrée de la population sur un territoire. Ainsi la macrocéphalie urbaine ne renvoie-t-elle pas simplement à une situation de forte concentration, mais aussi à un niveau avancé de déséquilibre. Le cas libanais en représente la parfaite illustration : le centre se développe non seulement au détriment de la périphérie ou en étouffant les pôles secondaires, mais c’est bien le centre lui-même qui s’éclate. La centralisation s’intensifie, mais le centre même va finir perdu, introuvable.
Ville-étendue crypto-rurale
Notre macrocéphalie urbaine déborde de loin les délimitations habituelles du «Grand Beyrouth» géographique et administratif. Elle s'étend de Jounieh à Dawhet el-Hoss, et escalade ensuite les collines jusqu'au cœur du Metn : un espace urbanisé et pour le moins excessivement bétonisé qui tourne le dos à la Méditerranée, asphyxiant la fraîcheur campagnarde et montagnarde. En même temps, un espace crypto-ruralisé, où chacun est censé assumer deux rôles en même temps, celui du résident en ville et du subordonné à son village tant sur le plan identitaire qu’électoral.
Cette macrocéphalie urbaine est bien différente de la mégalopole. Son évolution a été dictée par la brisure de la *polis* et les ravages de la violence et de la guerre. La Ville a en effet perdu son centre au début du conflit de 1975 avant d’imploser en divers centres alternatifs et multidirectionnels. Elle a perdu son caractère de cité, sans pour autant cesser de dévorer le reste du pays.
Dans cette macrocéphalie, l'«ici» de Beyrouth devient introuvable. Cet arc de cercle où se trouve concentré la majorité absolue de la population, dans un vingtième à peine de la superficie totale d'un petit pays, complique considérablement la donne pour les chantres des discours idéologiques unidimensionnels.
Et pour cause : le jour des élections, la majeure partie des résidents de cet espace hautement concentré et urbanisé, mais au demeurant vaguement citadinisé, se rendent aux urnes dans leurs villages et régions d'origine. Une schizophrénie identitaire qui se répercute immanquablement au niveau local, et conditionne sévèrement toute quête d'une véritable représentation et toute participation au niveau législatif.
Macrocéphalie étatique
En même temps, cette macrocéphalie de la ville principale phagocytée ne facilite guère la besogne ni aux tenants de la centralisation la plus étriquée, ni aux prophètes frustrés d'un fédéralisme, qui procède, semble-t-il, d'une considération liée plus au séjour estival des Libanais qu’au quotidien de leur vivre-ensemble obligé ou mitigé au sein d’un réduit littoral central.
Il convient de méditer sur cette macrocéphalie urbaine, afin de croiser les regards écologique et anthropologique sur le devenir d'un pays qui paraît à l'heure actuelle plus que jamais… en mal de devenir.
Sur cette macrocéphalie urbaine sont du reste venu se greffer d’autres types de macrocéphalie.
A titre d’exemple, l’État hypercentralisé et confessionnel, doté d'un large secteur public mais dépourvu de toute sensibilité welfare ou sociale. Un «État-nounou», mais fondé sur l'ignorance atroce de toute harmonie, de toute prévoyance, aussi bien que de tout attachement à la moindre trace du principe de l’égalité entre ses citoyens. Un État qui se ressemble à sa capitale décapitée mais ultra-distendue : une véritable poupée gonflable digne du prologue d’un mauvais film d'horreur…
A ces deux macrocéphalies, urbaines et bureaucratiques, il convient d’ajouter une troisième : la démesure de l'oligarchie des finances par rapport au reste de la bourgeoisie, ainsi que les innombrables projets de mégalomanie dans l'histoire politique violente de ce pays.
L’hydre du Hezbollah
La macrocéphalie du Hezbollah en est largement la résultante, mais aussi la pseudo-négation. Lui aussi est une tête monstrueusement disproportionnée par rapport au reste du corps libanais. Il représente avec sa volonté d'hégémonie coûte que coûte une situation de perte de contrôle. Il reste prisonnier des autres types de macrocéphalies qui pèsent sur lui, mais qui agissent aussi avec lui le plus douloureusement possible sur les capacités d'endurance des habitants de ce pays.
L’hypercéphalie urbaine dans un pays à taille réduite l’expose d’emblée à un choix décisif : soit que le pays est en mesure d’assumer son caractère de Cité-État, un peu à la manière de Singapour, soit qu’il végète dans un état de déni pour se retrouver ensuite dans une situation de perte de contrôle, qui se révèle une situation aussi bien destructrice de l’anthropos que de l’environnement et propice aux plus dangereuses des frustrations.
Faute de pouvoir concilier entre sa vocation non-assumée de Cité-État et ses fondements incomplets d’État-nation, ce pays énigmatique a fini par enfanter, dans le cas du Hezbollah, une macrocéphalie idéologico-sécuritaire.
Une «tête» qui domine les autres têtes, sans pourtant réussir à convertir sa mainmise sur les institutions et l’appareil étatique en un exemple d’hégémonie institutionnalisée et opérationnelle. L’hégémonie exige en outre un certain degré de consentement. Nous en sommes loin.
Par certains aspects, cette tête idéologico-sécuritaire et de masses fuit le problème non abouti de la conciliation difficile mais nécessaire entre les deux «natures» du Liban comme Cité-État et comme projet d’État-nation.
Une fuite qui semble prendre une voie à la fois ultra-communautaire et transnationale, ne pouvant signifier autre chose que l’extinction mystique, voire même extatique, dans le messianisme d’État iranien à visée impériale.
La Sodome d’autrui et la cité vertueuse «Résistance»
Le Hezbollah pousse les contrastes durables de la macrocéphalie libanaise à ses extrêmes, tout en jouant le jeu de la confrontation entre deux pôles, ou deux prétendues *polis*, la Sodome décriée de ses adversaires et sa cité vertueuse imaginée baptisée «Résistance».
Poser concrètement le double problème du Hezbollah et de la division des Liban à son sujet, c’est territorialiser les multiples questions que pose cette organisation militaro-messianique.
La macrocéphalie du Hezbollah peut en effet être délimitée et exposée sur la carte. Des régions dépendent directement de son organisation, de ses mécanismes de mobilisation et de son administration, et une capitale miroitée en cité vertueuse : la banlieue-sud ; puis, dans un sens décroissant, les autres régions qui relèvent moins de sa domination, et qui se cultivent dans des rapports différents avec son «domaine».
Ainsi, le centre urbain de ce pays succombe à une domination hezbollahi à échelle variée, ce qui se traduit non seulement par des régimes de sécurité variés mais aussi par un régime de temporalités variées d’une région à l’autre.
Un premier pas, fustiger la démesure
Prendre pour cible nos macrocéphalies morbides constitue une manière pour le Liban de reprendre son souffle, un souffle qui ne saurait toutefois se dispenser d’une éthique de modestie et d’un sens de l’ironie tenace et salutaire contre les différentes incarnations de la monstruosité et de la démesure.
Libérer son souffle de toutes les contraintes est une urgence, dans la mesure où la bataille pour le contrôle de toutes ses évolutions macrocéphaliques et morbides est une entreprise à long terme. Pour que le Liban ne finisse pas au rang de rebut du monde et de nation en proie à un processus galopant de régression sur la voie de la... microcéphalie.
Cette perte de contrôle est un drame en mal de dénouement, pas moins qu’une perte de son destin.
Les multiples évolutions macrocéphaliques chroniques dans l'histoire de ce pays ont toutes été incontrôlables - à commencer par cette concentration démographique accrue sur la partie centrale de son littoral.
Disproportion et urbanisme
Macrocéphalie est un mot qui vient du grec ancien. Il revêt à l’origine une connotation zoologique ou physiologique. Est qualifié de makroképhalos celui qui a une grande tête aux dimensions disproportionnées par rapport au reste du corps.
La tradition médicale va le reprendre pour décrire le plus souvent des cas d’hypertrophie pathologique du crâne. Ce n’est que bien plus tardivement que le mot va finir par intégrer le champ de la géographie urbaine, pour désigner un développement disproportionné de la ville et une répartition hautement déséquilibrée de la population sur un territoire. Ainsi la macrocéphalie urbaine ne renvoie-t-elle pas simplement à une situation de forte concentration, mais aussi à un niveau avancé de déséquilibre. Le cas libanais en représente la parfaite illustration : le centre se développe non seulement au détriment de la périphérie ou en étouffant les pôles secondaires, mais c’est bien le centre lui-même qui s’éclate. La centralisation s’intensifie, mais le centre même va finir perdu, introuvable.
Ville-étendue crypto-rurale
Notre macrocéphalie urbaine déborde de loin les délimitations habituelles du «Grand Beyrouth» géographique et administratif. Elle s'étend de Jounieh à Dawhet el-Hoss, et escalade ensuite les collines jusqu'au cœur du Metn : un espace urbanisé et pour le moins excessivement bétonisé qui tourne le dos à la Méditerranée, asphyxiant la fraîcheur campagnarde et montagnarde. En même temps, un espace crypto-ruralisé, où chacun est censé assumer deux rôles en même temps, celui du résident en ville et du subordonné à son village tant sur le plan identitaire qu’électoral.
Cette macrocéphalie urbaine est bien différente de la mégalopole. Son évolution a été dictée par la brisure de la *polis* et les ravages de la violence et de la guerre. La Ville a en effet perdu son centre au début du conflit de 1975 avant d’imploser en divers centres alternatifs et multidirectionnels. Elle a perdu son caractère de cité, sans pour autant cesser de dévorer le reste du pays.
Dans cette macrocéphalie, l'«ici» de Beyrouth devient introuvable. Cet arc de cercle où se trouve concentré la majorité absolue de la population, dans un vingtième à peine de la superficie totale d'un petit pays, complique considérablement la donne pour les chantres des discours idéologiques unidimensionnels.
Et pour cause : le jour des élections, la majeure partie des résidents de cet espace hautement concentré et urbanisé, mais au demeurant vaguement citadinisé, se rendent aux urnes dans leurs villages et régions d'origine. Une schizophrénie identitaire qui se répercute immanquablement au niveau local, et conditionne sévèrement toute quête d'une véritable représentation et toute participation au niveau législatif.
Macrocéphalie étatique
En même temps, cette macrocéphalie de la ville principale phagocytée ne facilite guère la besogne ni aux tenants de la centralisation la plus étriquée, ni aux prophètes frustrés d'un fédéralisme, qui procède, semble-t-il, d'une considération liée plus au séjour estival des Libanais qu’au quotidien de leur vivre-ensemble obligé ou mitigé au sein d’un réduit littoral central.
Il convient de méditer sur cette macrocéphalie urbaine, afin de croiser les regards écologique et anthropologique sur le devenir d'un pays qui paraît à l'heure actuelle plus que jamais… en mal de devenir.
Sur cette macrocéphalie urbaine sont du reste venu se greffer d’autres types de macrocéphalie.
A titre d’exemple, l’État hypercentralisé et confessionnel, doté d'un large secteur public mais dépourvu de toute sensibilité welfare ou sociale. Un «État-nounou», mais fondé sur l'ignorance atroce de toute harmonie, de toute prévoyance, aussi bien que de tout attachement à la moindre trace du principe de l’égalité entre ses citoyens. Un État qui se ressemble à sa capitale décapitée mais ultra-distendue : une véritable poupée gonflable digne du prologue d’un mauvais film d'horreur…
A ces deux macrocéphalies, urbaines et bureaucratiques, il convient d’ajouter une troisième : la démesure de l'oligarchie des finances par rapport au reste de la bourgeoisie, ainsi que les innombrables projets de mégalomanie dans l'histoire politique violente de ce pays.
L’hydre du Hezbollah
La macrocéphalie du Hezbollah en est largement la résultante, mais aussi la pseudo-négation. Lui aussi est une tête monstrueusement disproportionnée par rapport au reste du corps libanais. Il représente avec sa volonté d'hégémonie coûte que coûte une situation de perte de contrôle. Il reste prisonnier des autres types de macrocéphalies qui pèsent sur lui, mais qui agissent aussi avec lui le plus douloureusement possible sur les capacités d'endurance des habitants de ce pays.
L’hypercéphalie urbaine dans un pays à taille réduite l’expose d’emblée à un choix décisif : soit que le pays est en mesure d’assumer son caractère de Cité-État, un peu à la manière de Singapour, soit qu’il végète dans un état de déni pour se retrouver ensuite dans une situation de perte de contrôle, qui se révèle une situation aussi bien destructrice de l’anthropos que de l’environnement et propice aux plus dangereuses des frustrations.
Faute de pouvoir concilier entre sa vocation non-assumée de Cité-État et ses fondements incomplets d’État-nation, ce pays énigmatique a fini par enfanter, dans le cas du Hezbollah, une macrocéphalie idéologico-sécuritaire.
Une «tête» qui domine les autres têtes, sans pourtant réussir à convertir sa mainmise sur les institutions et l’appareil étatique en un exemple d’hégémonie institutionnalisée et opérationnelle. L’hégémonie exige en outre un certain degré de consentement. Nous en sommes loin.
Par certains aspects, cette tête idéologico-sécuritaire et de masses fuit le problème non abouti de la conciliation difficile mais nécessaire entre les deux «natures» du Liban comme Cité-État et comme projet d’État-nation.
Une fuite qui semble prendre une voie à la fois ultra-communautaire et transnationale, ne pouvant signifier autre chose que l’extinction mystique, voire même extatique, dans le messianisme d’État iranien à visée impériale.
La Sodome d’autrui et la cité vertueuse «Résistance»
Le Hezbollah pousse les contrastes durables de la macrocéphalie libanaise à ses extrêmes, tout en jouant le jeu de la confrontation entre deux pôles, ou deux prétendues *polis*, la Sodome décriée de ses adversaires et sa cité vertueuse imaginée baptisée «Résistance».
Poser concrètement le double problème du Hezbollah et de la division des Liban à son sujet, c’est territorialiser les multiples questions que pose cette organisation militaro-messianique.
La macrocéphalie du Hezbollah peut en effet être délimitée et exposée sur la carte. Des régions dépendent directement de son organisation, de ses mécanismes de mobilisation et de son administration, et une capitale miroitée en cité vertueuse : la banlieue-sud ; puis, dans un sens décroissant, les autres régions qui relèvent moins de sa domination, et qui se cultivent dans des rapports différents avec son «domaine».
Ainsi, le centre urbain de ce pays succombe à une domination hezbollahi à échelle variée, ce qui se traduit non seulement par des régimes de sécurité variés mais aussi par un régime de temporalités variées d’une région à l’autre.
Un premier pas, fustiger la démesure
Prendre pour cible nos macrocéphalies morbides constitue une manière pour le Liban de reprendre son souffle, un souffle qui ne saurait toutefois se dispenser d’une éthique de modestie et d’un sens de l’ironie tenace et salutaire contre les différentes incarnations de la monstruosité et de la démesure.
Libérer son souffle de toutes les contraintes est une urgence, dans la mesure où la bataille pour le contrôle de toutes ses évolutions macrocéphaliques et morbides est une entreprise à long terme. Pour que le Liban ne finisse pas au rang de rebut du monde et de nation en proie à un processus galopant de régression sur la voie de la... microcéphalie.
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