Du mythe de la pauvreté au syndrome de Stockholm 1/2
Dans l’ignorance des capacités et des richesses de notre pays, l’émigration a été perçue comme une fatalité et la diaspora comme une aubaine, une source de revenus. Rien n’était entrepris pour palier à l’exode.

La population libanaise fait preuve d’un découragement généralisé et semble pour le moins démissionnaire. Nous assistons à un exode de toute une population qui n’espère plus et qui ne rêve plus. Un pays à la nature envoûtante et à l’histoire millénaire, supposé fier de ses systèmes éducatif, hospitalier, banquier et touristique, vient de succomber au désespoir. Cependant, en procédant à une rétrospective, nous constatons que la déconstruction de notre pays ne date pas d’hier.

La déstabilisation par l’occupation

Depuis les années 1840, les troubles et massacres provoqués par les Ottomans appauvrissaient le pays découpé en deux caïmacamies. Cette division du Mont-Liban en deux entités séparées (non fédérées) entravait le développement dans tous les domaines et paralysait entièrement certains secteurs agricoles et industriels. La prospérité qu’avait connue le Liban durant les trois siècles de sa principauté a laissé place à une récession dont les causes réelles ne furent jamais analysées. L’insécurité politique et la division de la Montagne étaient les véritables responsables de cette désolation.

La réunification du pays sous le nouveau régime du gouvernorat (moutassarifiya) a rétabli l’équilibre et la santé socio-économique. Cette période de croissance qui a duré un demi-siècle (1860-1914) est connue comme «la longue paix» et a été suggérée comme modèle par des penseurs ottomans qui préconisaient la généralisation de cette expérience pour le reste des provinces de l’Empire.

Il est regrettable que cette période de prospérité, qui a fait ses preuves, ait été radicalement occultée par les atroces souffrances de Kafno, la famine de la Grande Guerre de 1914-1918. Ce sont les souvenirs de l’appauvrissement, sous le régime des caïmacamies, qui sont revenus en force à la surface. Ils ont été liés aux images de la mort de 1914-1918, effaçant de la mémoire collective le segment d’un demi-siècle de prospérité du gouvernorat. Les années qui ont suivi le retrait des troupes ottomanes, la création du Grand Liban, son indépendance et son image de Suisse de l’Orient, n’ont remédier en aucune manière à ce que Maurice Gemayel, ministre du plan dans les années 1950-1960, appelait «le mythe de la pauvreté».

Maurice Gemayel.

Le mauvais diagnostic économique


L’enrichissement du pays était perçu comme une condition artificielle résultant des capitaux de la diaspora et des pays pétroliers du Golfe. C’est aussi ce sur quoi l’État misait le plus, omettant de formuler des stratégies pour les secteurs éducatif, énergétique, industriel et agricole. Le secteur de la santé, fort développé, prospérait grâce aux initiatives privées ne devant rien au ministère concerné.

Peu à peu, s’est ancrée chez l’individu cette idée devenue indiscutable que le Liban est naturellement pauvre et ne peut subvenir aux besoins de toute sa population. Il faut donc partir pour éviter la surpopulation et les famines. Les falsifications commises dans les livres d’histoire officiels n’aidaient nullement à y voir plus clair. Pour ne pas parler d’un génocide perpétré par les Ottomans (musulmans) contre des Montélibanais (chrétiens) en 1914-1918, il a fallu renforcer la thèse du manque de ressources naturelles. Et pour justifier des centaines de milliers de morts, soit plus de 40% de la population, il a fallu rajouter une cause supplémentaire, elle aussi naturelle, celle des sauterelles. En vivant dans le mensonge, on se développe dans le mensonge et l’on construit sur le mensonge.

Le mauvais remède: l’émigration

Dans l’ignorance des capacités et des richesses de notre pays, l’émigration a été perçue comme une fatalité et la diaspora comme une aubaine, une source de revenus. Rien n’était entrepris pour pallier à l’exode, même pas au niveau de l’enseignement. En matière de formation, un éventail extrêmement réduit était proposé aux étudiants. La surproduction de médecins, d’ingénieurs et de juristes condamnait l’excédent à l’émigration, alors que le pays manquait cruellement de spécialistes, de scientifiques et de chercheurs dans tous les domaines. Et lorsque ceux-ci existaient, il ne leur était proposé aucune perspective sur le marché local. Que dire aussi des nouveaux domaines apparus avec le second millénaire et qui pourraient, grâce à la révolution numérique, offrir des chances illimitées à des personnes résidentes sur le territoire national?

Les ressources hydrauliques

Plutôt que de procéder au développement, les mêmes arguments étaient ruminés inlassablement, mêlant l’exiguïté du territoire, l’absence de plaines et le manque de ressources naturelles. À cela Maurice Gemayel répondait en 1951 par la présentation d’un programme complet contestant ce mythe de la pauvreté chronique. Son projet miracle était incarné par «La planification intégrale des eaux libanaises», une étude monumentale menée avec, entre autres, Albert Naccache. Elle visait à transformer le Liban en «château d’eau» et à démontrer que ce pays disposait de ressources pouvant en faire l’un des plus riches de la planète. En établissant des lacs artificiels à différentes altitudes, il était possible de créer de l’énergie propre par gravitation et de faire des économies sur l’importation des hydrocarbures polluants. La disponibilité en eau assurerait le développement presque illimité de l’agriculture, alors que l’énergie électrique rentabilisée permettrait une croissance industrielle et une prospérité du secteur tertiaire. Le projet de planification intégrale devait faire passer les réserves en eau du Liban de 20 millions à 850 millions de m3. Les terres agricoles passeraient elles de 40.000 à 500.000 hectares.

Cette révolution écologique aurait engendré une transformation radicale du Liban, de sa morphologie, de son image et de sa réalité. Elle est réalisable et dispose de tous les ingrédients nécessaires: l’eau et les vallées en altitude. Cependant, c’est le facteur humain qui fait défaut. Ce dernier est démissionnaire et ne croit plus en son pays. C’est en lui que doit être initiée la véritable révolution. Sans cela, le citoyen continuerait toujours à intégrer sa pauvreté prétendument endémique et endogène en occultant dans un élan suicidaire les véritables causes politiques de son appauvrissement. Avec un diagnostic faussé, il continuerait à traiter les symptômes sans jamais s’attaquer aux causes du mal. Dans ses circonstances, l’occupant – direct ou par milice interposée – pourra toujours prospérer en parasite mortel sans rencontrer la moindre résistance de la part d’un peuple désorienté.

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