Randa Asmar, Viva l’humble diva!
Entretien avec la grande actrice Randa Asmar sur son parcours professionnel et personnel. Retour sur les dernières représentations du Festival du printemps de Beyrouth qu’elle dirige depuis sa création en 2008 par la fondation Samir Kassir. Des détails surprenants et un dialogue haut en couleur.

Ce qui frappe chez Randa Asmar, ce sont sa culture et son immense énergie qui lui ont permis de porter de multiples casquettes, celle d’actrice, de traductrice de textes dramatiques internationaux en arabe et de professeure d’art dramatique à l’Université libanaise. Connue aussi bien du grand public que du public intellectuel et exigeant, son œuvre s’inscrit partout; dans le septième art, sur les planches et sur le petit écran.

Les distinctions et les prix que Randa Asmar a reçus ne peuvent être listés. Et pourtant, comment ne pas revenir sur sa consécration à Baghdad, comment ne pas rappeler son rôle dans Le Cerf-volant (réalisé par la regrettée et célèbre Randa Chahal en 2003), le film qui a obtenu le Lion d’argent à Venise? Récompensant son parcours, les hommages se sont succédé dans beaucoup de pays arabes, en Jordanie, aux Émirats arabes unis, au Qatar, en Tunisie et bien sûr au Liban, sous la férule du ministère de la Culture en 2013, et récemment à Charm el-Cheikh en 2017.

Avant de l'interroger sur son parcours d’actrice et ses dernières activités en tant que directrice du Festival du printemps de Beyrouth, il est bon de savoir que Randa Asmar a traduit pour le théâtre d’illustres textes dramatiques, dont Trois femmes grandes d’Edward Albee en 1999, Le Renard du Nord de Noëlle Renaude en 2001, Seuls de Wajdi Mouawad en 2013, Le Dieu du carnage de Yasmine Reza en 2014 et la Cerisaie d’Antoine Tchékov.



L’année passée, vous avez présenté avec Hanane Hajj Ali Augures, un spectacle qui retrace vos parcours professionnels et personnels respectifs, sous la direction de Chrystèle Khodr et avec le soutien de l’ambassade de France et de l’Institut français. Qu’avez-vous révélé dans ce témoignage sur votre vécu et sur la complexité du Liban?

Chacune des protagonistes a vécu dans «sa région» correspondant à l’une des parties scindées de Beyrouth. Le texte a été rédigé par Chrystèle Khodr à la suite de nos rencontres faites d’aveux et de témoignages. Nous en avons fait trois représentations qui ont affiché complet et cela a donné lieu à une tournée en France et en Belgique. Nous y racontons nos contextes religieux et culturels différents et notre lutte commune, contre vents et marées, pour nous réaliser. J’avais 12 ans quand la guerre a éclaté en 1975. Il en résulta Beyrouth-Ouest, où se trouvaient les camps des réfugiés palestiniens, les musulmans et les partis de gauche; et Beyrouth-Est, habitée par la majorité chrétienne et les partis de droite. Mon école se situait sur la ligne de démarcation entre les deux parties scindées, et ma maison sur une autre ligne de front. Nous ne faisions qu’échapper aux balles des francs-tireurs et à la pluie d’obus qui s’abattait sans répit sur nous. C’est ainsi que j’ai découvert la présence constante du danger et la relation étroite entre la vie et la mort. Je ne savais pas que le théâtre allait devenir mon meilleur abri et mon seul refuge pour sauver ma peau, mon esprit et mon âme des différents massacres pendant quinze ans de tuerie. À travers la mémoire individuelle, nous reconstituons la mémoire commune et la cartographie des abris-théâtres aujourd’hui oubliés ou disparus.

Racontez- nous les difficultés des débuts, les années de «bohème». Quelles étaient les entraves que vous avez dû surmonter pour devenir actrice?

Aussi étrange que cela puisse paraître, en me remettant mon diplôme de bac en sciences mathématiques, la directrice de l’école me murmura: «Tu devrais te spécialiser en art dramatique.» Je tombai des nues, car mon père, directeur de banque, ne jurait que par les sciences et les maths. En homme ultraconservateur, il voyait dans ce domaine l’incarnation du vice et de la décadence. Les metteurs en scène qui me sollicitaient pour un rôle devaient se plier à une exigence sine qua non: se rendre chez moi tels des prétendants et promettre à mon père de m’assurer toutes les conditions de sécurité possibles pour qu’il nous accorde sa bénédiction urbi et orbi. Par ailleurs, la société voyait d’un mauvais œil les actrices assimilées à des femmes galantes aux mœurs dépravées. Cerise sur le gâteau, les instituts et facultés d’art dramatique n’étaient pas légion. Scandalisé, mon père n’accepta qu’après de longues tergiversations. J’ai dû lui promettre d’exercer également un second métier «digne» et rentable. La suite lui donna raison. Être fonctionnaire dans plusieurs institutions me permit de gagner ma vie décemment et de rester sélective dans les rôles que je choisissais. Durant la guerre, on nous accordait le matin un sursis, une trêve entre combattants de tous bords. On courait alors assister aux cours à la faculté des Beaux-Arts qui commençaient toujours par ce rituel: évacuer les bris de verre de la veille pour pouvoir fouler le sol. En entrant en classe, on entrait de plain-pied à la vie, on défiait la mort et l’envoyait aux oubliettes avec les idées toxiques qui pourrissaient notre existence. On s’habillait de vie, on s’habillait de joie, mais aussi de toutes les couleurs et les variations de l’existence qu’on voyait désormais sous un angle plus analytique et nuancé. Pour faire un pied de nez à la mort, on était les mieux placés. Au lieu d’une vie, nous en avions plusieurs, au lieu d’un seul récit et d’un seul personnage, nous portions en nous plusieurs personnages avec leurs destins différents promettant des rebondissements. Pour m’affranchir financièrement, il m’est souvent arrivé de faire trois boulots par jour. Je raconte tout cela dans Augures.

Comment vous êtes-vous révélée dans cette voie? Grâce à qui, à quoi, avez-vous franchi le premier pas?


Je crois que je suis autodidacte. Dès la première année à la fac, mon prof Chakib el-Khoury a remarqué mon talent et mes efforts. Il m’a sollicitée pour le rôle principal dans l’une de ses pièces, mais ayant jugé à cette époque le rôle assez audacieux, j’ai préféré jouer un rôle secondaire plus orthodoxe. En revanche, j’ai franchi le pas décisif à 23 ans en jouant le rôle d’une prostituée en prison dans Le Faiseur de rêves qui me valut le «Meilleur espoir féminin» au Festival de Baghdad en 1985.

Depuis 2008, vous êtes directrice du Festival du printemps de Beyrouth, créé par la fondation Samir Kassir. Comment s’est passée la 14e édition de ce festival dont la date coïncide avec l’anniversaire de l'assassinat de Samir Kassir?

Le festival a été créé pour commémorer le souvenir de Samir Kassir en offrant des spectacles inédits et gratuits à tout le monde. Le martyr «de la révolution du Cèdre» était féru de culture et lui rendre hommage de la sorte correspondrait le mieux à son désir. Comme je suis branchée sur la scène locale et internationale, j’ai pu proposer, au fil des ans, des programmations de qualité avec des pièces et des films en avant-première, et la participation d’artistes internationaux… À titre d’exemple, j’ai pu ramener en 2013 Wajdi Mouawad qui déclinait en général toutes les invitations. Il nous a fait l’honneur de venir et nous lui avons entièrement consacré la 5e édition du festival. Les gens se sont rués sur les guichets pendant cinq heures afin de trouver des places. Il a présenté Incendies, Seuls et La Sentinelle avec Jane Birkin.

Le 3 juin passé, un spectacle de stand-up comedy avec l’humoriste Nour Hajjar a été présenté au théâtre Al-Madina. Il y avait un monde fou. Les gens remplissaient chaque coin et recoin. Le lendemain, la projection en avant-première du film anglais Dracula, the Untold Story, réalisé par la troupe britannique Imitating the Dog et Leeds Playhouse Productions, a entraîné le même enthousiasme. Le dimanche 5 juin, la réalisatrice, auteure et comédienne Chrystèle Khodr a présenté une lecture de sa pièce de théâtre Grandeur et décadence de la Suisse de l’Orient- Contes du soir qui raconte l’époque d’or de Beyrouth des années 50 et 60. Ce spectacle de clôture qui s'est tenu à la place Samir Kassir, comme à l’accoutumée, avait pour sujet l’enchevêtrement des crises économiques et des assassinats qui ont jalonné l’histoire moderne du Liban.

Vous avez travaillé sous la direction de grands metteurs en scène libanais et arabes dont Raymond Gebara, Jawad al-Assadi, Ghazi Kahwagi, Mounir Abou Debs, Nidal el-Achkar… Avec qui avez-vous véritablement révélé les multiples facettes de votre talent?

Avec Raymond Gebara, j’étais Dulcinéa dans Le Faiseur de rêves, la pièce qui m’a valu ma première consécration. Avec Jawad el-Assadi, j’ai joué Les Bonnes de Jean Genet et j’ai campé le personnage de Claire qui se suicide à la fin. Avec Nidal el-Achkar, j’ai fait Trois femmes grandes et c’est moi qui ai traduit le texte d’Edward Albee. Avec le regretté Nabil el-Azan, j’ai joué trois pièces. Sous sa direction, j’ai joué dans L’Émigré de Brisbane de Georges Schéhadé que nous avions présentée au Festival de Baalbeck en 2004; Le Collier d’Hélène, en 2002, lors d’une tournée locale et internationale englobant trente villes françaises; et, en 2010, un solo qui fit un tabac Viva la Diva de Hoda Barakat. J’ai été entière dans tous les rôles. C’est quand le public dit: «Il n’y a que Randa Asmar qui peut exceller dans ce rôle» que je sens que j’ai accompli mon travail et donné le meilleur de moi-même.

Comment faire pour exceller dans un rôle, technique et modestie mises à part?

Il faut être généreux, lâcher prise et dévoiler la vraie dimension du personnage, sans honte, sans craindre le regard des autres. Il faut que les spectateurs puissent s’identifier au rôle joué, croire à son authenticité. Par exemple, j’ai découvert que l’audience aime paradoxalement les méchants. C’est une sorte de catharsis pour les spectateurs qui se libèrent et surmontent leurs réflexes agressifs en assistant au spectacle de la monstruosité sur les planches ou sur l’écran. Par ailleurs, quand on sort du personnage, il faut le renvoyer. C’est dangereux d’être habité par un rôle longtemps après que le travail a pris fin. Parfois la frontière est très fine, mais la séparation doit rester nette entre le rôle joué et la réalité dans la conscience du comédien. Quand les rôles sont très complexes, c’est une délivrance d’en finir. Ce que je peux assurer, c’est que je me suis pliée aux directives des metteurs en scène, c’est pourquoi les choses se passaient bien, sans accrochages.

Mais les metteurs en scène peuvent gaffer…

Chacun a son style, son concept particulier. Nous sommes les outils qui aident les metteurs en scène. Quand on choisit bien les réalisateurs, on est sûr d’arriver à bon port. J’ai toujours cru à l’apport de l’auteur et du metteur en scène pour bien me situer. Je ne me suis jamais considérée comme étant au-dessus du texte ou au-dessus de la vision et des instructions du metteur en scène.
Commentaires
  • Aucun commentaire