Déchiffrer l’inconscient: «Tu peux savoir»
«Scilicet: tu peux savoir, tel est le sens de ce titre», écrit Lacan en 1968, introduisant ainsi le premier numéro de la revue qu’il vient de créer, à vocation de transmission. Dans un film d’Orson Welles, Dossier secret, l’un des héros, personnage pour le moins trouble, raconte, à peu près en ces mots, une fable qui pourrait s’intituler «Le scorpion et la grenouille».

«Scilicet: tu peux savoir, tel est le sens de ce titre», écrit Lacan en 1968, introduisant ainsi le premier numéro de la revue qu’il vient de créer, à vocation de transmission. Dans un film d’Orson Welles, Dossier secret, l’un des héros, personnage pour le moins trouble, raconte, à peu près en ces mots, une fable qui pourrait s’intituler «Le scorpion et la grenouille».



Un scorpion, voulant traverser une rivière, demande à une grenouille de le transporter d’une rive à l’autre. D’abord effrayée par son aiguillon venimeux, la grenouille refuse, certaine de se condamner à une piqûre mortelle. Mais le scorpion est un animal réfléchi, à l’esprit éminemment logique. Il insiste, signifiant à la grenouille qu’il ne peut la piquer, puisque cela les conduirait tous les deux à leur perte. La grenouille se laisse convaincre et prend le scorpion sur son dos. Au milieu de la rivière, elle ressent une douleur atroce et comprend que le scorpion l’a piquée. Commençant à couler, entraînant le scorpion avec elle, la grenouille lui demande: «Pourquoi as-tu fait cela? Nous allons tous les deux mourir.» «Parce que je suis un scorpion. C’est ma nature.»

Pour la psychanalyse, dès lors qu’un être vivant parle, il a un inconscient et peut le déchiffrer. «Tu peux savoir», dit la psychanalyse au scorpion. Tu peux savoir ce qui ne va pas chez toi, fait souffrir les autres mais aussi toi-même, te menant à l’insupportable, voire au pire: ne pas pouvoir t’empêcher de piquer mortellement l’autre dont tu as pourtant besoin est ce que la psychanalyse appelle un symptôme. Tu peux savoir que ton symptôme a un sens, pour le moment inaperçu de toi; c’est cela, l’inconscient. Tu peux découvrir ce sens et, du même mouvement, comprendre la fonction qu’a ton symptôme dans ton ordre intérieur. Tu peux savoir dans quelle trajectoire de vie ce symptôme s’inscrit, et comment tu y es devenu ce que tu es. Tu peux alors saisir que rien n’est inéluctablement ta nature ou ta destinée, que tu as été en grande partie l’auteur de ta propre histoire, que tu ne te réduis pas aux données ayant déterminé ta vie, et que, dès lors, peut-être, tu vas pouvoir la transformer. Pour cela, il te faudra avoir le courage de parler.

Qu’on dise ou ne dise pas, dans une situation donnée, peut tout changer. Une psychanalyse commence avec l’expression d’un symptôme qui nous affecte: on va voir un psychanalyste parce que ça ne va pas. Quelque chose cloche dans nos comportements, nos liens, nos sentiments, et se répète sans cesse, nous menant à la conscience, insupportable, d’être pris dans notre propre impasse. Avoir le courage d’extraire au silence ce qui ne va pas, puisque c’est toujours l’absence du dire qui, dans l’histoire d’un sujet, a fait trauma, est déjà un changement de route. C’est le premier pas.

Avant cela, pourtant, on a souvent essayé de parler: à soi-même, à ses amis, à des spécialistes du comportement… Mais toute parole n’est pas de nature à produire un savoir sur l’être ayant la puissance de changer une vie. Pour qu’un tel savoir émerge, il faut, cet être qui parle, l’apprivoiser à son inconscient.

Le savoir de l’inconscient, dit Lacan, a ceci de singulier qu’il est «savoir dont le sujet peut se déchiffrer». Ce qui est dit en psychanalyse ne fait pas l’objet d’un jugement en termes de cohérence, de logique ou de vérité historique, même si reconstituer la réalité des faits a son importance. Ce qui s’y dit est la vérité subjective, telle qu’elle rend apparente (visible, dicible, lisible) le symptôme d’un sujet.


Un symptôme se caractérise de ce qu’il cède au travail analytique, c’est-à-dire à l’interprétation. Quand, par la voix du psychanalyste, un sens juste est donné au symptôme, celui-ci disparaît. Plus exactement, le symptôme se transforme, de telle sorte que son versant pathologique et la souffrance qu’il cause disparaissent, laissant seule place à son versant vital, celui qui détient le secret de l’inaltérable singularité d’un sujet. «C’est bien lui», dit-on, dans une situation donnée, d’un être qui nous touche et dont on reconnaît la marque.

La guérison par les voies de l’inconscient

Conduire un sujet à ne plus souffrir, à éviter de faire souffrir, et à chérir son unicité: c’est ainsi que la psychanalyse guérit. Tout au long de ce livre, de multiples cas illustreront cette guérison par les voies de l’inconscient. Dépression, angoisse, anxiétés et peurs, désespoir, sentiment de non-sens, perte de confiance, insécurité, culpabilité, deuil, mal d’amour, troubles affectant directement le corps (anorexie, impuissance ou disparition du désir sexuel, manifestations physiques de l’angoisse…), tous ces symptômes mutent dans une psychanalyse, qui permet au sujet de vivre soulagé des souffrances dont aucun autre moyen n’a pu, durablement, le débarrasser.

Le parcours d’une psychanalyse est, je l’ai dit, une route orientée, essentiellement par le désir, mais aussi une route guidée, par la conduite de la cure. Le savoir du psychanalyste, qui assure cette conduite, est un savoir-entendre l’inconscient, de sorte à ne pas manquer, dans le discours du patient, l’apparition toujours fugitive de la parole essentielle, nouvelle ou insolite dont se saisira, en une prise décisive, son interprétation. «Le lion ne bondit qu’une fois», a dit Freud.

Dès lors, la psychanalyse se distingue d’être, pour le patient comme pour le psychanalyste, une expérience de l’événementiel, un art de la surprise. Si elle s’intéresse au passé, c’est pour en faire émerger le «jamais-dit» ou «jamais-entendu-ainsi». De bond de sens en bond de sens, une psychanalyse amène chacun à «devenir ce qu’il est», ou, plus fondamentalement encore, à devenir tout court. Quand cela s’est produit et que le patient l’éprouve pleinement dans sa vie, la magie de la parole analytique a opéré.

Activer la magie de cette parole, inédite en ce qu’elle touche à la vérité et au réel de chaque existence humaine, c’est oser faire le pari de «scilicet: tu peux savoir». La psychanalyse est une décision d’en passer par le sens, pour mettre fin à ses souffrances et transformer une destinée subie en vie éclairée. «Mieux vaut allumer une bougie que maudire les ténèbres», écrit Lao Tseu.

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