– Nom? Prénom? Nationalité?
– C’est-à-dire… je suis d’origine libanaise… j’ai été naturalisée, il y a un mois.
Quand on te le demande, tu as cette réponse qui cherche à t’excuser d’une faute indépendante de ta volonté. «Naturalisée», quel lien avec la nature? Quand il te semble que c’est le contraire. «Française, mais d’origine libanaise», impossible de le formuler autrement, d’enchaîner ces trois mots «je»/ «suis»/ «française». Rajouter d’autres mots pour diluer le sens, éviter le sentiment de duperie. «Je suis française» assertion aussi difficile que «je suis un garçon». Tu n’es pas encore française (le seras-tu un jour?), tu en as juste acquis la nationalité. «Je suis» ne parle pas d’identité.
Tu te rappelles ce moment comme d’un baptême laïque, comme de naître à un autre pays. Pièce blanche, dégagée, à l’exception du bureau en bois massif. Trois fauteuils en skaï noir, un derrière le bureau et deux devant. Lieu de passage, réservé à quelque cérémonial. Comme la naturalisation, ce jour-là la tienne. La dame en face semble intimidée par le cadre, intimidée par son propre discours. Visage traversé d’un trait horizontal, rose, lèvres fraîchement maquillées. La couleur se détache sur fond flouté par ton trouble, signature en pleine face. Le fauteuil d’où émergent ses mèches ondulées ne lui appartient pas, il n’appartient à personne. Décor et scène contribuent à vous coller des allures de figurantes, scrupuleuses de tenir leur rôle.
Accroché au-dessus du bureau, le portrait du président de la République française simule une présence humaine. Tel un aïeul immortalisé dans un cadre au mur, enchaînant sa descendance à son regard sans repos. Des yeux qui vous suivent quel que soit l’angle du coup d’œil. Endroit sans poussière, qui sent le bois éternellement lustré, comme la tradition.
Naturalisée, tu cesserais enfin d’être étrangère. Quinze années, depuis ton départ du Liban. Tu as tardé à déposer la demande de naturalisation, sans raison objective. Ta famille te l’a souvent reproché. «Ton cousin l’a eue en trois ans… tu aurais dû la demander plus tôt… tu attends quoi… le frère de Léna l’a eue en deux ans… plus facile pour nous, libanais… plus difficile avec le gouvernement actuel… en quatre ans… trois ans et demi… moins de cinq ans.» Tu t’étonnes de leur véhémence, en contradiction avec leur peur de te perdre si tu devenais française, l’insupportable idée que tu ne serais plus des leurs.
Des années de renouvellement de titre de séjour. Des années d’attente, dans des pièces vétustes. Brassage de nationalités qui vous colle dos à dos, quelles que soient vos origines. «Les étrangers», entité homogène, sorte de nationalité commune définie par la négation. Partout, la suspicion dans les regards des fonctionnaires. Soupçonnée de quoi? Tu es pourtant la même à qui l’on tend aujourd’hui, dans cette pièce immaculée, la promesse d’une nouvelle vie, annoncée par le document officiel qui signe ta naturalisation. Nouvelle identité. Une vie facile, exempte de soucis: être française.
– J’ai l’honneur… au nom du président de la République… nationalité française… citoyenne… honneur… mêmes droits… devoirs… civique…
Roses à lèvres, maquillage qui s’assume et s’affiche. La bouche de la femme fait des ovales, des lignes, des points devant tes yeux sourds d’émotion. Tu te concentres sur la voix éraillée qui échappe d’entre ses dents, mais les mots dits se dissocient de toute signification; tu es au bord de l’implosion. Sans maîtriser la main qui signe avec maladresse les documents qu’elle glisse sur le bureau.
– Lisez donc ce que vous signez!
Pour lui faire plaisir, tu fais semblant de lire. Tu te contentes d’approuver les pages par des hochements de tête, ils te permettent de te raccrocher au lieu, au moment. Léger vertige où tu peux encore sentir le fil de ton existence. Rester la même… Française… Toi…
La même? Toi qui as cessé d’exister à ton arrivée, aéroport Charles de Gaulle: tu n’étais reconnue d’aucun visage. Les années depuis, ni touriste, ni d’ici. Aujourd’hui, tu es adoubée française. Es-tu encore toi? La jeune Libanaise de là-bas, d’avant le départ? Celle des premiers jours en France? La jeune Française d’aujourd’hui?
J’ai l’honneur… nationalité française… l’honneur…
Ses lèvres charnues, de rose parées, laissent passer ce filet de mots. Des mots simples, ils te ramènent à elles. Tu ne regardes que ces lèvres, incapable d’animer les tiennes. Signer, signer. Tes doigts n’hésitent pas. La dame vérifie, puis te tend un document. Il a des allures de diplôme: quel mérite aujourd’hui? En bas, la signature de Jacques Chirac. C’est bon, tu as rejoint la grande famille… la France, oui la Fraaaaance… avec l’étirement de sa syllabe, à elle seule poésie. Dès lors, tu n’as qu’une obsession, vérifier qu’elle est à l’encre, preuve d’un engagement signé de la main du président de la République française. Où trouve-t-il ce temps?
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– C’est-à-dire… je suis d’origine libanaise… j’ai été naturalisée, il y a un mois.
Quand on te le demande, tu as cette réponse qui cherche à t’excuser d’une faute indépendante de ta volonté. «Naturalisée», quel lien avec la nature? Quand il te semble que c’est le contraire. «Française, mais d’origine libanaise», impossible de le formuler autrement, d’enchaîner ces trois mots «je»/ «suis»/ «française». Rajouter d’autres mots pour diluer le sens, éviter le sentiment de duperie. «Je suis française» assertion aussi difficile que «je suis un garçon». Tu n’es pas encore française (le seras-tu un jour?), tu en as juste acquis la nationalité. «Je suis» ne parle pas d’identité.
Tu te rappelles ce moment comme d’un baptême laïque, comme de naître à un autre pays. Pièce blanche, dégagée, à l’exception du bureau en bois massif. Trois fauteuils en skaï noir, un derrière le bureau et deux devant. Lieu de passage, réservé à quelque cérémonial. Comme la naturalisation, ce jour-là la tienne. La dame en face semble intimidée par le cadre, intimidée par son propre discours. Visage traversé d’un trait horizontal, rose, lèvres fraîchement maquillées. La couleur se détache sur fond flouté par ton trouble, signature en pleine face. Le fauteuil d’où émergent ses mèches ondulées ne lui appartient pas, il n’appartient à personne. Décor et scène contribuent à vous coller des allures de figurantes, scrupuleuses de tenir leur rôle.
Accroché au-dessus du bureau, le portrait du président de la République française simule une présence humaine. Tel un aïeul immortalisé dans un cadre au mur, enchaînant sa descendance à son regard sans repos. Des yeux qui vous suivent quel que soit l’angle du coup d’œil. Endroit sans poussière, qui sent le bois éternellement lustré, comme la tradition.
Naturalisée, tu cesserais enfin d’être étrangère. Quinze années, depuis ton départ du Liban. Tu as tardé à déposer la demande de naturalisation, sans raison objective. Ta famille te l’a souvent reproché. «Ton cousin l’a eue en trois ans… tu aurais dû la demander plus tôt… tu attends quoi… le frère de Léna l’a eue en deux ans… plus facile pour nous, libanais… plus difficile avec le gouvernement actuel… en quatre ans… trois ans et demi… moins de cinq ans.» Tu t’étonnes de leur véhémence, en contradiction avec leur peur de te perdre si tu devenais française, l’insupportable idée que tu ne serais plus des leurs.
Des années de renouvellement de titre de séjour. Des années d’attente, dans des pièces vétustes. Brassage de nationalités qui vous colle dos à dos, quelles que soient vos origines. «Les étrangers», entité homogène, sorte de nationalité commune définie par la négation. Partout, la suspicion dans les regards des fonctionnaires. Soupçonnée de quoi? Tu es pourtant la même à qui l’on tend aujourd’hui, dans cette pièce immaculée, la promesse d’une nouvelle vie, annoncée par le document officiel qui signe ta naturalisation. Nouvelle identité. Une vie facile, exempte de soucis: être française.
– J’ai l’honneur… au nom du président de la République… nationalité française… citoyenne… honneur… mêmes droits… devoirs… civique…
Roses à lèvres, maquillage qui s’assume et s’affiche. La bouche de la femme fait des ovales, des lignes, des points devant tes yeux sourds d’émotion. Tu te concentres sur la voix éraillée qui échappe d’entre ses dents, mais les mots dits se dissocient de toute signification; tu es au bord de l’implosion. Sans maîtriser la main qui signe avec maladresse les documents qu’elle glisse sur le bureau.
– Lisez donc ce que vous signez!
Pour lui faire plaisir, tu fais semblant de lire. Tu te contentes d’approuver les pages par des hochements de tête, ils te permettent de te raccrocher au lieu, au moment. Léger vertige où tu peux encore sentir le fil de ton existence. Rester la même… Française… Toi…
La même? Toi qui as cessé d’exister à ton arrivée, aéroport Charles de Gaulle: tu n’étais reconnue d’aucun visage. Les années depuis, ni touriste, ni d’ici. Aujourd’hui, tu es adoubée française. Es-tu encore toi? La jeune Libanaise de là-bas, d’avant le départ? Celle des premiers jours en France? La jeune Française d’aujourd’hui?
J’ai l’honneur… nationalité française… l’honneur…
Ses lèvres charnues, de rose parées, laissent passer ce filet de mots. Des mots simples, ils te ramènent à elles. Tu ne regardes que ces lèvres, incapable d’animer les tiennes. Signer, signer. Tes doigts n’hésitent pas. La dame vérifie, puis te tend un document. Il a des allures de diplôme: quel mérite aujourd’hui? En bas, la signature de Jacques Chirac. C’est bon, tu as rejoint la grande famille… la France, oui la Fraaaaance… avec l’étirement de sa syllabe, à elle seule poésie. Dès lors, tu n’as qu’une obsession, vérifier qu’elle est à l’encre, preuve d’un engagement signé de la main du président de la République française. Où trouve-t-il ce temps?
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