À l’aube d’un jour d’hiver, j’attendais un nouveau patient dont j’ignorais tout. Il m’avait appelée sur mon téléphone portable: «Je voudrais vous voir, vous m’avez été recommandée. Je ne suis disponible que le matin avant huit heures», avait-il énoncé d’un ton bref, coupant court à toute possibilité d’échange. Les séances matinales étant habituelles pour moi, nous avons pris date.
Le lien que la psychanalyse instaure, et ce dès le premier instant, diffère de toute autre pratique de consultation engageant un savoir. Il privilégie l’accueil du sujet, c’est-à-dire de la personne dans sa vérité subjective singulière, sans y mettre de filtre ou de prisme. Dans la prise de rendez-vous déjà, la personne dispose de l’espace le plus ouvert pour s’exprimer comme elle l’entend. Le psychanalyste n’instruit aucune fiche de renseignement ni ne tente de classifier la problématique clinique; il n’interroge pas la personne si celle-ci ne dit rien d’elle.
Confrontée à l’approche sommaire, presque cassante, de l’homme qui m’avait appelée, j’ai donc pris les choses comme elles venaient et me suis passée d’informations liminaires. À l’heure exacte, il a sonné. Dès l’ouverture de la porte, j’ai éprouvé une sensation d’oppression, celle d’une lourde charge agressive accumulée derrière la courtoisie sociale des saluts. De fait, cet homme à la stature massive, à l’élégance étudiée, au regard insistant, se constituait lui-même en présence impressionnante. Tandis qu’ayant pris place face à moi, il me fixait en silence, je lui ai demandé: «Qu’est-ce qui vous amène?»
Mettre au jour le mal d’amour
L’homme que je venais d’inviter à parler semblait contenir une immense colère. Il a immédiatement évoqué «le désastre de son parcours amoureux», et «l’abandon injuste» qu’il subissait de la part de sa troisième épouse. La révolte était palpable dans sa voix, mais aussi l’angoisse. À presque cinquante ans, disait-il, la perspective d’un troisième divorce signifiait «un échec affectif de plus», dont la perspective l’accablait. «Ce n’est pas normal. Je sens maintenant une sorte de malédiction planer sur moi, comme si j’étais maudit. Moi qui suis un esprit rationnel, je me mets à consulter des horoscopes et me demande si les disciplines occultes ne pourraient pas contrer le mauvais sort.» Même si elle se pensait irrationnelle, la remarque de mon patient ne manquait pas d’à-propos quand il parlait de «contrer le mauvais sort» tandis qu’il décidait de recourir à la psychanalyse. Une cure est, en effet, une suite de moments où un patient saisit que tel phénomène de son être, qui semblait n’avoir aucun sens, devient lisible dans la logique de l’inconscient. Ce qui semblait appartenir au domaine de l’ailleurs, étrange et inquiétant, prend sens de l’intérieur et devient familier. Ainsi, la psychanalyse représente une force de sortie de l’occulte, tel que le sujet s’en est fabriqué la conception.
Dans le cas de ce patient, tout change s’il aperçoit que le supposé «mauvais sort» n’est rien d’autre que son mal d’amour. Celui-ci se traduit, entre autres, par la répétition de scénarios d’échec amoureux programmée par son inconscient, répétition opérant dans le champ de la pulsion de mort et œuvrant à la destruction accélérée de ses liens. La psychanalyse vient «contrer le mauvais sort», d’abord en révélant que ledit sort n’en était pas un, puis en remettant la vie du sujet dans l’espace vectoriel de ses forces vitales, de son désir fondamental donc.
Pour l’heure, cet homme était loin de telles prises de conscience. La suite de son discours indiquait clairement qu’il concevait sa problématique comme devant être interrogée du côté de la responsabilité de l’autre, et non de la sienne: «Face à cette mauvaise fortune, j’ai décidé de rester cartésien et d’essayer de comprendre une bonne fois pour toutes la psychologie féminine, pour le moins bizarre, vous en conviendrez. Il y a peut-être quelque chose qui m’a échappé et j’espère que vous allez me renseigner.» Sans attendre de réponse, il s’est lancé dans un discours virulent sur «l’insupportable instabilité des femmes» et «eur bêtise émergeant tôt ou tard». Il a souligné cette «récurrence inéluctable de leurs dérapages» qui lui était apparue au fil de ses déboires: «Ce qu’elles acceptent comme contrat de départ dans une relation amoureuse finit toujours par se transformer en exigences autres. Elles se déclarent alors outrées de ne pas obtenir satisfaction, torpillent le lien, et collent la faute sur le dos de leur mari.» Il a marqué une pause, visiblement pris par ses réflexions. «Alors comme ça, il paraît que je suis violent. Moi!» s’est-il exclamé, dans une indignation quelque peu théâtrale, accompagnée d’un ricanement. Il avait rapproché sa chaise et attendait cette fois ma réaction, lestant son silence d’une pression hostile.
Je l’ai simplement interrogé: «Que s’est-il passé avec votre femme actuelle pour que vous en soyez arrivés là?» Il est entré sans réticence dans le récit. Pourtant, l’entretien a été marqué d’une tension sans relâche, de même que tous ceux d’une première période de travail qui s’en est suivie. Cet homme semblait me mettre constamment à l’épreuve dans la relation, et au pied du mur dans la production d’un savoir. S’arrêtant brusquement de parler, par exemple, il me sommait implicitement de lui apporter la réponse immédiate qui à la fois constituerait un test d’intelligence réussi et viendrait démentir ses appréhensions de ne pas être compris. La provocation que contenaient bon nombre de ses propos paraissait viser délibérément le point de rupture du lien.
Avocat à la réussite précoce, il était dans un élitisme intellectuel qui constituait une injonction d’excellence permanente, y compris pour lui-même, et rendait difficile toute spontanéité d’échange. Corrélativement, il doutait sans cesse de l’accueil de l’autre qui «finissait toujours par le laisser en plan». Aussi, le récit qu’il a entamé de son troisième mariage était-il sophistiqué sur le fond et agressif dans la forme.
Après trois quarts d’heures d’écoute ininterrompue, je lui ai dit: «Quels que soient les torts et les raisons de chacun, que nous pourrons examiner bien sûr, il me semble qu’être habité par autant d’angoisse doit être pour vous très difficile à supporter. Je suis prête à travailler avec vous si vous souhaitez revenir.» Il n’a rien répondu, et je n’ai pu déterminer s’il était furieux ou surpris, dans la mesure où lui-même n’avait pas nommé cette angoisse, pourtant si manifeste en lui. Toujours est-il qu’il s’est brusquement levé et m’a demandé combien il me devait.
Cet homme m’a rappelée quelques jours plus tard. Nous sommes entrés dans une séquence de travail qui a duré presque trois ans, non sans épisodes houleux. Les premières semaines, je me suis demandé à plusieurs reprises si je parviendrais à supporter son transfert – car, en dépit des apparences, il y en avait un.
Ce cas illustre, pour le pire en quelque sorte, ce qu’est le transfert dans son versant de répétition, et que chaque psychanalyse doit résoudre. Le meilleur du transfert est sans aucun doute quand il se présente du côté du patient sur sa face positive; quand il demande seulement l’amour, sans virer, comme entre Jung et Sabina Spielrein, à l’exigence amoureuse; quand il choisit le psychanalyste dans le mystère de l’évidence et dans la confiance élective; quand il travaille mû par l’altérité féconde (dissymétrie nécessaire des positions entre le psychanalyste et le patient). Pour autant, même quand il survient sur un mode enchanteur, le transfert convoque toujours le mal d’amour, à savoir la répétition des impasses de chacun dans le rapport affectif à l’autre. C’est précisément parce que le transfert met au jour ces impasses, les ramène comme présentes et réincarnées, que la cure peut les appréhender in vivo et traiter le mal d’amour dans le vivant du sentiment.
Le lien que la psychanalyse instaure, et ce dès le premier instant, diffère de toute autre pratique de consultation engageant un savoir. Il privilégie l’accueil du sujet, c’est-à-dire de la personne dans sa vérité subjective singulière, sans y mettre de filtre ou de prisme. Dans la prise de rendez-vous déjà, la personne dispose de l’espace le plus ouvert pour s’exprimer comme elle l’entend. Le psychanalyste n’instruit aucune fiche de renseignement ni ne tente de classifier la problématique clinique; il n’interroge pas la personne si celle-ci ne dit rien d’elle.
Confrontée à l’approche sommaire, presque cassante, de l’homme qui m’avait appelée, j’ai donc pris les choses comme elles venaient et me suis passée d’informations liminaires. À l’heure exacte, il a sonné. Dès l’ouverture de la porte, j’ai éprouvé une sensation d’oppression, celle d’une lourde charge agressive accumulée derrière la courtoisie sociale des saluts. De fait, cet homme à la stature massive, à l’élégance étudiée, au regard insistant, se constituait lui-même en présence impressionnante. Tandis qu’ayant pris place face à moi, il me fixait en silence, je lui ai demandé: «Qu’est-ce qui vous amène?»
Mettre au jour le mal d’amour
L’homme que je venais d’inviter à parler semblait contenir une immense colère. Il a immédiatement évoqué «le désastre de son parcours amoureux», et «l’abandon injuste» qu’il subissait de la part de sa troisième épouse. La révolte était palpable dans sa voix, mais aussi l’angoisse. À presque cinquante ans, disait-il, la perspective d’un troisième divorce signifiait «un échec affectif de plus», dont la perspective l’accablait. «Ce n’est pas normal. Je sens maintenant une sorte de malédiction planer sur moi, comme si j’étais maudit. Moi qui suis un esprit rationnel, je me mets à consulter des horoscopes et me demande si les disciplines occultes ne pourraient pas contrer le mauvais sort.» Même si elle se pensait irrationnelle, la remarque de mon patient ne manquait pas d’à-propos quand il parlait de «contrer le mauvais sort» tandis qu’il décidait de recourir à la psychanalyse. Une cure est, en effet, une suite de moments où un patient saisit que tel phénomène de son être, qui semblait n’avoir aucun sens, devient lisible dans la logique de l’inconscient. Ce qui semblait appartenir au domaine de l’ailleurs, étrange et inquiétant, prend sens de l’intérieur et devient familier. Ainsi, la psychanalyse représente une force de sortie de l’occulte, tel que le sujet s’en est fabriqué la conception.
Dans le cas de ce patient, tout change s’il aperçoit que le supposé «mauvais sort» n’est rien d’autre que son mal d’amour. Celui-ci se traduit, entre autres, par la répétition de scénarios d’échec amoureux programmée par son inconscient, répétition opérant dans le champ de la pulsion de mort et œuvrant à la destruction accélérée de ses liens. La psychanalyse vient «contrer le mauvais sort», d’abord en révélant que ledit sort n’en était pas un, puis en remettant la vie du sujet dans l’espace vectoriel de ses forces vitales, de son désir fondamental donc.
Pour l’heure, cet homme était loin de telles prises de conscience. La suite de son discours indiquait clairement qu’il concevait sa problématique comme devant être interrogée du côté de la responsabilité de l’autre, et non de la sienne: «Face à cette mauvaise fortune, j’ai décidé de rester cartésien et d’essayer de comprendre une bonne fois pour toutes la psychologie féminine, pour le moins bizarre, vous en conviendrez. Il y a peut-être quelque chose qui m’a échappé et j’espère que vous allez me renseigner.» Sans attendre de réponse, il s’est lancé dans un discours virulent sur «l’insupportable instabilité des femmes» et «eur bêtise émergeant tôt ou tard». Il a souligné cette «récurrence inéluctable de leurs dérapages» qui lui était apparue au fil de ses déboires: «Ce qu’elles acceptent comme contrat de départ dans une relation amoureuse finit toujours par se transformer en exigences autres. Elles se déclarent alors outrées de ne pas obtenir satisfaction, torpillent le lien, et collent la faute sur le dos de leur mari.» Il a marqué une pause, visiblement pris par ses réflexions. «Alors comme ça, il paraît que je suis violent. Moi!» s’est-il exclamé, dans une indignation quelque peu théâtrale, accompagnée d’un ricanement. Il avait rapproché sa chaise et attendait cette fois ma réaction, lestant son silence d’une pression hostile.
Je l’ai simplement interrogé: «Que s’est-il passé avec votre femme actuelle pour que vous en soyez arrivés là?» Il est entré sans réticence dans le récit. Pourtant, l’entretien a été marqué d’une tension sans relâche, de même que tous ceux d’une première période de travail qui s’en est suivie. Cet homme semblait me mettre constamment à l’épreuve dans la relation, et au pied du mur dans la production d’un savoir. S’arrêtant brusquement de parler, par exemple, il me sommait implicitement de lui apporter la réponse immédiate qui à la fois constituerait un test d’intelligence réussi et viendrait démentir ses appréhensions de ne pas être compris. La provocation que contenaient bon nombre de ses propos paraissait viser délibérément le point de rupture du lien.
Avocat à la réussite précoce, il était dans un élitisme intellectuel qui constituait une injonction d’excellence permanente, y compris pour lui-même, et rendait difficile toute spontanéité d’échange. Corrélativement, il doutait sans cesse de l’accueil de l’autre qui «finissait toujours par le laisser en plan». Aussi, le récit qu’il a entamé de son troisième mariage était-il sophistiqué sur le fond et agressif dans la forme.
Après trois quarts d’heures d’écoute ininterrompue, je lui ai dit: «Quels que soient les torts et les raisons de chacun, que nous pourrons examiner bien sûr, il me semble qu’être habité par autant d’angoisse doit être pour vous très difficile à supporter. Je suis prête à travailler avec vous si vous souhaitez revenir.» Il n’a rien répondu, et je n’ai pu déterminer s’il était furieux ou surpris, dans la mesure où lui-même n’avait pas nommé cette angoisse, pourtant si manifeste en lui. Toujours est-il qu’il s’est brusquement levé et m’a demandé combien il me devait.
Cet homme m’a rappelée quelques jours plus tard. Nous sommes entrés dans une séquence de travail qui a duré presque trois ans, non sans épisodes houleux. Les premières semaines, je me suis demandé à plusieurs reprises si je parviendrais à supporter son transfert – car, en dépit des apparences, il y en avait un.
Ce cas illustre, pour le pire en quelque sorte, ce qu’est le transfert dans son versant de répétition, et que chaque psychanalyse doit résoudre. Le meilleur du transfert est sans aucun doute quand il se présente du côté du patient sur sa face positive; quand il demande seulement l’amour, sans virer, comme entre Jung et Sabina Spielrein, à l’exigence amoureuse; quand il choisit le psychanalyste dans le mystère de l’évidence et dans la confiance élective; quand il travaille mû par l’altérité féconde (dissymétrie nécessaire des positions entre le psychanalyste et le patient). Pour autant, même quand il survient sur un mode enchanteur, le transfert convoque toujours le mal d’amour, à savoir la répétition des impasses de chacun dans le rapport affectif à l’autre. C’est précisément parce que le transfert met au jour ces impasses, les ramène comme présentes et réincarnées, que la cure peut les appréhender in vivo et traiter le mal d’amour dans le vivant du sentiment.
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