Au temps du « wokisme » et du jugement constant et impardonnable des réseaux sociaux, l’appropriation culturelle est devenue l’un des débats majeurs de notre génération, mettant en lumière des décennies, si ce n’est des siècles d’usurpations vestimentaires et capillaires. Nos chères célébrités sont les premières visées, posant devant leurs millions de followers, en s’appropriant diverses tenues traditionnelles pour quelques « likes ». Les voilà arborant des accessoires issus des cultures natives américaine, japonaise, indienne, ou encore africaine, ne réalisant pas la symbolique de ces objets.
En 2012, la marque de lingerie Victoria Secret se retrouve sous le feu des projecteurs après que Karlie Kloss, l’une des mannequins emblématiques de la marque, défile avec une coiffe et des bijoux traditionnels natifs américains, une apparition jugée inappropriée. De la même manière, Selena Gomez fut critiquée lors de sa performance aux MTV Movie Video Awards de 2017 pour avoir porté un « bindi », symbole de la culture Hindoue.
Ainsi, comment caractérise-t-on l’appropriation culturelle ? Eric Fassin, sociologue français, la définit comme un «emprunt entre les cultures qui s’inscrit dans un contexte de domination.»[1] Mais plus important encore, comment cette pratique est-elle née ? Assurément, l’on ne se réveille pas un matin en décidant de se vêtir comme une geisha. Alors, qu’est-ce qui nous pousse à adopter des styles qui sortent du cadre de nos tenues régionales ?
Depuis des temps immémoriaux, les peuples et cultures ont échangé leurs croyances et savoir-faire, une pratique qui se globalisa avec les échanges maritimes ou terrestres comme la Route de la soie. Dès lors, objets, vêtements et savoir-faire voyagent entre l’Asie et l’Europe, s’intégrant dans de nouvelles cultures. Le textile, en particulier, devient une véritable monnaie d’échange, diffusant ainsi techniques et motifs entre les deux continents. Comme l’expliquent Richard Martin et Harold Koda, tous deux professeurs d’histoire de la mode, le vêtement est un objet « portatif » qui s’adapte facilement à un monde changeant, et c’est pourquoi il s’intègre facilement dans de multiples cultures. Mais à quel moment l’échange culturel se transforma-t-il en une dynamique de domination, devenant ainsi une « appropriation culturelle » ? En effet, n’oublions pas que cette « pratique », si on peut l’appeler comme cela, repose sur une dichotomie entre culture dominante et culture conquise. C’est avec le colonialisme que ce phénomène se cristallise, l’habit traditionnel des colonisés devenant un effet de mode. Tout objet de culture « étrangère » devient une curiosité que l’on expose, que ce soit lors des expositions universelles ou lors des diverses expositions coloniales qui prennent place à Paris. D’entiers villages africains sont recréés, les natifs étant exposés dans ces cages tels des animaux. Alors que l’exotisme n’était accessible qu’aux aventuriers, le voilà aux portes de Paris. Mêlé à l’influence de l’art nègre, la mode africaine s’arrache à Paris, le port du turban se démocratisant, tout comme le port du kimono, qui fait office de déshabillé pour les Parisiennes. Àpour réaliser ses collections. Il copie, puis adapte, transformant des tenues traditionnelles marocaines masculines en robes de soirée féminines. Paul Poiret occidentalise les vêtements traditionnels en les dépouillant de leur symbolique, de leur genre, et de leur usage. Les voilà devenus des objets d’art, un effet de « mode » comme il n’y en a qu’en occident. Nonobstant, incorporer des caractéristiques vestimentaires extra-européennes dans la mode française n’est pas qu’une simple fantaisie artistique. L’entreprise coloniale et l’échange interculturel qui en résulte est marqué par le désir occidental d’affirmer sa supériorité face à une culture « barbare », c’est-à-dire étrangère. Ayant vécu une bonne partie de l’année au Maroc dès 1966, Yves St Laurent collectionne l’art berbère et s’inspire des vêtements traditionnels féminins pour ses collections. Il embrasse le côté dominateur de l’orientalisme lorsqu’il lance la veste saharienne en 1967, rendant l’habit colonial tendance et un indispensable de la garde-robe parisienne.
Edward Said, professeur de littérature à l’université de Columbia définit l’orientalisme comme une « manière d’aborder l’Orient qui se fonde sur la place particulière de l’Orient dans l’expérience occidentale européenne. »[2] L’Orientalisme se base donc sur le colonialisme, mais également sur une représentation romancée et fantasmée de l’Orient, une vision presque utopique. Ce monde extra-européen s’incorpore ainsi dans un imaginaire commun, et non sur une réalité historique. C’est cette fiction qui attitre et inspire, se frayant un chemin jusque dans nos armoires. Alors que Claude Debussy s’inspire du gamelan Javanais pour ses compositions, les créateurs de mode français réutilisent les motifs caractéristiques des textiles africains et indiens, incorporant de nouveaux matériaux tels que du raphia dans leurs modèles. Cette tradition se perpétue jusqu’après la chute de l’empire coloniale.
Porter des vêtements inspirés de l’Afrique ou de l’Asie permettent aux Européens en mal d’exotisme de voyager, mais aussi de se « connecter » avec ce qu’ils caractérisent comme leur « âme primitive ». Mircea Eliade, philosophe Roumain, écrivait au début du vingtième siècle qu’en adoptant les pratiques et vêtements traditionnels indiens, il se sentait « comme à la maison », le ramenant à une sorte de « soi originel », inférieur à la sophistication et la civilisation européenne, mais proche de la nature. Et c’est alors que l’appropriation culturelle prend un nouveau tournant. Porter des vêtements traditionnels qui ne se rattachent pas à sa propre culture revient à enfiler un costume afin de s’évader d’un quotidien lassant. L’Européenne enfile des caftans en été, s’imaginant dans un souk ou dans un harem. Elle se représente l’Orient comme une terre de luxure, où le désir charnel domine et la femme s’abandonne, n’ayant bien entendu aucune connaissance de la pudeur musulmane.
Et alors que l’Europe se déguise, les colonies se travestissent, adoptant l’habit européen afin de se fondre dans la masse. Face à des normes de beauté qui encensent la femme blanche et mince aux cheveux lisses, les cheveux crépus se défrisent, et l’habit européen devient la preuve d’une adaptation réussie dans une société où la classe coloniale dépouille les natifs de leur culture et de sa symbolique. Comme en son temps Joséphine Baker, les peuples commencent à reconquérir leurs traditions, croyances, et vêtements les portant avec fierté, et non plus avec honte.
On peut admirer une culture sans la travestir, ou l’afficher de manière carnavalesque. C’est pourquoi, à titre d’exemple, « se déguiser » en natif américain lors d’événements pourrait être choquant à cause de la persécution subie par ce peuple. Il nous faut être conscients que s’approprier une culture autrefois opprimée par l’Occident, et la traiter comme un accessoire, puisse désormais être interprété – de manière inconsciente – comme une légitimation de l’antique mentalité colonialiste.
[1] Le monde, 24 aout 2018, https://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2018/08/24/eric-fassin-l-appropriation-culturelle-c-est-lorsqu-un-emprunt-entre-les-cultures-s-inscrit-dans-un-contexte-de-domination_5345972_1654200.html
[2] Edward Said, Orientalism (New York: Random House, 1979).
En 2012, la marque de lingerie Victoria Secret se retrouve sous le feu des projecteurs après que Karlie Kloss, l’une des mannequins emblématiques de la marque, défile avec une coiffe et des bijoux traditionnels natifs américains, une apparition jugée inappropriée. De la même manière, Selena Gomez fut critiquée lors de sa performance aux MTV Movie Video Awards de 2017 pour avoir porté un « bindi », symbole de la culture Hindoue.
Ainsi, comment caractérise-t-on l’appropriation culturelle ? Eric Fassin, sociologue français, la définit comme un «emprunt entre les cultures qui s’inscrit dans un contexte de domination.»[1] Mais plus important encore, comment cette pratique est-elle née ? Assurément, l’on ne se réveille pas un matin en décidant de se vêtir comme une geisha. Alors, qu’est-ce qui nous pousse à adopter des styles qui sortent du cadre de nos tenues régionales ?
Depuis des temps immémoriaux, les peuples et cultures ont échangé leurs croyances et savoir-faire, une pratique qui se globalisa avec les échanges maritimes ou terrestres comme la Route de la soie. Dès lors, objets, vêtements et savoir-faire voyagent entre l’Asie et l’Europe, s’intégrant dans de nouvelles cultures. Le textile, en particulier, devient une véritable monnaie d’échange, diffusant ainsi techniques et motifs entre les deux continents. Comme l’expliquent Richard Martin et Harold Koda, tous deux professeurs d’histoire de la mode, le vêtement est un objet « portatif » qui s’adapte facilement à un monde changeant, et c’est pourquoi il s’intègre facilement dans de multiples cultures. Mais à quel moment l’échange culturel se transforma-t-il en une dynamique de domination, devenant ainsi une « appropriation culturelle » ? En effet, n’oublions pas que cette « pratique », si on peut l’appeler comme cela, repose sur une dichotomie entre culture dominante et culture conquise. C’est avec le colonialisme que ce phénomène se cristallise, l’habit traditionnel des colonisés devenant un effet de mode. Tout objet de culture « étrangère » devient une curiosité que l’on expose, que ce soit lors des expositions universelles ou lors des diverses expositions coloniales qui prennent place à Paris. D’entiers villages africains sont recréés, les natifs étant exposés dans ces cages tels des animaux. Alors que l’exotisme n’était accessible qu’aux aventuriers, le voilà aux portes de Paris. Mêlé à l’influence de l’art nègre, la mode africaine s’arrache à Paris, le port du turban se démocratisant, tout comme le port du kimono, qui fait office de déshabillé pour les Parisiennes. Àpour réaliser ses collections. Il copie, puis adapte, transformant des tenues traditionnelles marocaines masculines en robes de soirée féminines. Paul Poiret occidentalise les vêtements traditionnels en les dépouillant de leur symbolique, de leur genre, et de leur usage. Les voilà devenus des objets d’art, un effet de « mode » comme il n’y en a qu’en occident. Nonobstant, incorporer des caractéristiques vestimentaires extra-européennes dans la mode française n’est pas qu’une simple fantaisie artistique. L’entreprise coloniale et l’échange interculturel qui en résulte est marqué par le désir occidental d’affirmer sa supériorité face à une culture « barbare », c’est-à-dire étrangère. Ayant vécu une bonne partie de l’année au Maroc dès 1966, Yves St Laurent collectionne l’art berbère et s’inspire des vêtements traditionnels féminins pour ses collections. Il embrasse le côté dominateur de l’orientalisme lorsqu’il lance la veste saharienne en 1967, rendant l’habit colonial tendance et un indispensable de la garde-robe parisienne.
Edward Said, professeur de littérature à l’université de Columbia définit l’orientalisme comme une « manière d’aborder l’Orient qui se fonde sur la place particulière de l’Orient dans l’expérience occidentale européenne. »[2] L’Orientalisme se base donc sur le colonialisme, mais également sur une représentation romancée et fantasmée de l’Orient, une vision presque utopique. Ce monde extra-européen s’incorpore ainsi dans un imaginaire commun, et non sur une réalité historique. C’est cette fiction qui attitre et inspire, se frayant un chemin jusque dans nos armoires. Alors que Claude Debussy s’inspire du gamelan Javanais pour ses compositions, les créateurs de mode français réutilisent les motifs caractéristiques des textiles africains et indiens, incorporant de nouveaux matériaux tels que du raphia dans leurs modèles. Cette tradition se perpétue jusqu’après la chute de l’empire coloniale.
Porter des vêtements inspirés de l’Afrique ou de l’Asie permettent aux Européens en mal d’exotisme de voyager, mais aussi de se « connecter » avec ce qu’ils caractérisent comme leur « âme primitive ». Mircea Eliade, philosophe Roumain, écrivait au début du vingtième siècle qu’en adoptant les pratiques et vêtements traditionnels indiens, il se sentait « comme à la maison », le ramenant à une sorte de « soi originel », inférieur à la sophistication et la civilisation européenne, mais proche de la nature. Et c’est alors que l’appropriation culturelle prend un nouveau tournant. Porter des vêtements traditionnels qui ne se rattachent pas à sa propre culture revient à enfiler un costume afin de s’évader d’un quotidien lassant. L’Européenne enfile des caftans en été, s’imaginant dans un souk ou dans un harem. Elle se représente l’Orient comme une terre de luxure, où le désir charnel domine et la femme s’abandonne, n’ayant bien entendu aucune connaissance de la pudeur musulmane.
Et alors que l’Europe se déguise, les colonies se travestissent, adoptant l’habit européen afin de se fondre dans la masse. Face à des normes de beauté qui encensent la femme blanche et mince aux cheveux lisses, les cheveux crépus se défrisent, et l’habit européen devient la preuve d’une adaptation réussie dans une société où la classe coloniale dépouille les natifs de leur culture et de sa symbolique. Comme en son temps Joséphine Baker, les peuples commencent à reconquérir leurs traditions, croyances, et vêtements les portant avec fierté, et non plus avec honte.
On peut admirer une culture sans la travestir, ou l’afficher de manière carnavalesque. C’est pourquoi, à titre d’exemple, « se déguiser » en natif américain lors d’événements pourrait être choquant à cause de la persécution subie par ce peuple. Il nous faut être conscients que s’approprier une culture autrefois opprimée par l’Occident, et la traiter comme un accessoire, puisse désormais être interprété – de manière inconsciente – comme une légitimation de l’antique mentalité colonialiste.
[1] Le monde, 24 aout 2018, https://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2018/08/24/eric-fassin-l-appropriation-culturelle-c-est-lorsqu-un-emprunt-entre-les-cultures-s-inscrit-dans-un-contexte-de-domination_5345972_1654200.html
[2] Edward Said, Orientalism (New York: Random House, 1979).
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