Clivage gauche-droite: quand deux mondes s’affrontent
Le clivage gauche-droite est une énigme. Comment se fait-il que souvent deux personnes ayant le même avis sur l’avortement soient également – ou presque – d’accord au sujet de la justice, de l’économie, ou du rôle du gouvernement dans la société? C’est la question à laquelle essaie de répondre l’économiste et philosophe afro-américain Thomas Sowell dans son livre A Conflict Of Visions, publié en 1987.

Deux visions différentes

Pour Sowell, une vision est un bagage de croyances et d’assomptions à propos de la nature humaine et de la politique. Sowell distingue deux visions diamétralement opposées: la vision contrainte (ou tragique) et la vision non contrainte (ou utopique).

Selon la vision tragique, le potentiel de l’Homme est limité par des contraintes naturelles immuables. L’Homme est égoïste, doté d’un savoir minuscule, et guidé par son intérêt personnel, et on ne peut rien y faire. Ces caractéristiques ne peuvent pas être changées d’après cette vision, alors mieux vaut travailler sous ces contraintes naturelles et les exploiter à notre profit plutôt que de radicalement altérer la nature humaine. Parmi les individus qui voient les choses de cette façon figurent notamment Nicolas Machiavel, Thomas Hobbes, Adam Smith, Friedrich Hayek, Milton Friedman, Thomas Sowell lui-même, et l’auteur du présent article. Il est inutile d’attendre que les autres nous viennent en aide par altruisme. Il faut leur fournir une incitation pour nous aider. Personne ne contribuera à vos objectifs s’ils n’anticipent pas un profit, que ce soit un salaire ou un sentiment de bonheur, et le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Pour ceux qui adhèrent à la vision utopique, le potentiel humain est illimité: la nature humaine est infiniment flexible et malléable. L’Homme est naturellement bon, mais ce sont les institutions qui le corrompent. Les contraintes comme l’égoïsme, la rareté des ressources ou les inégalités humaines non seulement doivent être surpassées, mais peuvent être surpassées. Il faut que, d’une manière ou d’une autre, les «bonnes» institutions soient mises en place afin de modeler l’Homme de façon désirable, voire le perfectionner. Parmi les penseurs qui voient le monde de cette façon, Sowell nomme William Godwin, Jean-Jacques Rousseau, Thomas Paine, Thorstein Veblen, George Bernard Shaw ou John Kenneth Galbraith. Puisque l’Homme peut être «amélioré», nous avons besoin d’une sorte d’élite, présumément plus intelligente et illuminée que le commun des mortels, pour nous guider. Les politiques et les actions sont évaluées selon les intentions et espérances derrière elles plutôt que leurs résultats.



Connaissance, société et gouvernement


Pour ceux qui ont une vision tragique, la connaissance est infiniment décentralisée et éparpillée dans la société. Chacun d’entre nous dispose d’un unique bagage de connaissances et d’informations que personne d’autre ne possède. Puisque l’Homme ne peut pas être omniscient et conscient de toutes les informations, il serait absurde de laisser un petit groupe d’individus – l’État – prendre des décisions à la place de milliers d’autres personnes – le peuple; mieux vaut laisser les gens poursuivre leurs propres intérêts sur le marché et l’intérêt collectif sera assuré. Personne n’est assez intelligent ou assez informé pour complètement diriger une société, et peu importe le nombre de livres que vous avez lu, vos connaissances ne sont même pas un atome dans le cosmos du savoir. Il est alors inutile d’attendre que les «bons» politiciens soient élus.

Quant à ceux qui adhèrent à la vision utopique, l’économie de marché et les solutions décentralisées ne sont pas bien vues. La connaissance est focalisée dans les esprits d’une minorité à qui il faut donner les rênes du pouvoir: certains individus sont plus judicieux et plus aptes que les autres pour guider le peuple. Selon la vision utopique, il faut que les «bons» politiciens soient élus. Le peuple est généralement vu comme étant bête et ignorant de ses propres intérêts: l’État doit décider à sa place. Il faut que le peuple soit guidé par des dirigeants qui doivent être plus illuminés et informés. De même, ces «bons» politiciens doivent être plus bénévoles et altruistes que le commun des mortels; ils sont désintéressés et tiennent à cœur l’intérêt collectif sans être aveuglés par leurs intérêts personnels myopes.

Quand la justice n’a plus de sens

À ce stade, on peut deviner les positions des adhérents aux deux visions au sujet de l’égalité, la justice, et surtout la «justice sociale». Pour ceux qui ont une vision tragique, la seule égalité possible n’est autre que l’égalité des droits, l’égalité face à la loi. La loi ne doit pas accorder de privilèges spéciaux à certains groupes: les règles doivent s’appliquer à tous, et personne n’est au-delà de la loi. C’est lorsque la loi n’obéit plus à ce critère qu’elle devient, pour citer Frédéric Bastiat, «le champ de bataille des cupidités». La «justice sociale» devient alors une expression vide de sens. Friedrich Hayek la qualifiait même de «mirage», puisque le concept viole la notion d’État de droit et revient à favoriser un certain groupe aux dépens d’un autre. Un monde plus égalitaire peut sembler plus désirable, mais rappelons que le potentiel humain est limité d’après cette vision du monde et que, tout simplement, nous n’avons pas les moyens d’atteindre l’utopie.

Pour ceux qui ont une vision plutôt utopique, l’égalité face à la loi n’est pas suffisante: la justice sociale est un but qu’il faut atteindre coûte que coûte. L’État doit constamment intervenir dans l’économie pour «redistribuer» les revenus pour que la société soit plus «juste» et pour «égaliser» les chances. Il est de notre devoir d’aider les moins chanceux, même si cela veut dire prendre de certains – les «riches» – par la force pour donner aux autres – les pauvres. On peut également se permettre d’aller au-delà de la loi et faire appel à nos instincts moraux «innés» et «évidents». C’est d’ailleurs la logique derrière l’activisme judiciaire, commun chez les juristes de gauche. Les criminels, dans cette vision du monde, ne sont pas des individus responsables et pourvus d’un libre arbitre, mais des «victimes» de leur «environnement socio-économique» et de leurs «conditions matérielles», victimes envers lesquelles nous devons faire preuve d’empathie.

Évidemment, Sowell aborde beaucoup d’autres différences entre les deux visions, il reconnaît même le fait qu’on peut être plutôt tragique d’un côté et plutôt utopique d’un autre. Et pourtant, la régularité est toujours là: les gauchistes ont tendance à avoir une vision utopique, tandis que les droitards ont plutôt une vision tragique. Et oui, le livre de Sowell est beaucoup plus objectif que l’article sous vos yeux. C’est dans son livre The Vision Of The Anointed publié en 1995 que Sowell dévoile son impatience et déchiquette complètement la vision utopique, comme une panthère noire qui mutile sa proie.
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