Depuis près de quatre mois, la guerre fait rage en Ukraine. Soupçonnée de velléités bellicistes et expansionnistes, la Russie est devenue (implicitement) l’ennemi juré de l’Europe qui apporte désormais un jour nouveau sur les relations avec le pays des tsars: les artistes, les musiciens et les compositeurs russes sont devenus du jour au lendemain personæ non gratæ. Pourtant, cette discrimination est non seulement injustifiée, mais dangereuse et précipite la perdition du Vieux Continent. Décryptage d’une déculturation annoncée dans ce qu’on appelait l’Europe des Lumières.
"La guerre est un duel de peuple à peuple, il maintient le droit entre les nations comme le duel entretient la politesse entre hommes", écrivait Honoré de Balzac. Et pourtant, toute guerre est moralement condamnable et constitue un gâchis en termes de pertes irrémédiables de vies humaines toutes sacrées, qui s’étend également au plan civilisationnel et culturel. Le conflit qui se déroule actuellement en Ukraine, ce pays imprégné d’une identité panslave orthodoxe, est avant tout fratricide et marquera durablement le destin de toute l'Europe. Parmi ses conséquences culturelles ravageuses, l’observateur extérieur reste pantois devant la généralisation, dans les médias occidentaux, d’un discours de démonisation de la Russie, soupçonnée de velléités bellicistes et expansionnistes, et de la montée conséquente d’une russophobie féroce qui s’attaque non seulement aux citoyens russes résidant à l’Ouest, mais également à une culture russe devenue subitement porteuse des stigmates de l’agressivité poutiniste. Plus particulièrement, la musique russe est mise à l’épreuve de la guerre de désinformation menée dans les médias occidentaux, avec des conséquences désastreuses pour les ressortissants russes et pour la musique russe et donc, faut-il le rappeler, pour la musique savante européenne.
D’un point de vue politique, la conjoncture est tout sauf tout blanc tout noir, d’autant plus que toute opposition sérieuse à "l’hégémonie américaine" est suivie avec forte attention par des opinions publiques (notamment celles des pays du Sud) gagnées à la cause d’un monde multipolaire. Il est certes clair que ces opinions ne sont pas favorables à ce qu’une puissance nucléaire s’attaque à un pays souverain pour des motifs géostratégiques qui pourraient être résolus par voie de négociation. Les gens du Sud n’ont toutefois jamais compris comment les hérauts actuels de la Résistance ukrainienne, dans l’opinion européenne et nord-américaine, ont pu avaler les couleuvres des agressions bien plus meurtrières et dévastatrices menées au cours des deux dernières décennies par la principale superpuissance nucléaire américaine en Afghanistan et en Irak, opérées dans une totale illégalité et illégitimité internationale, et aboutissant à plus d’un million de victimes civiles et à la destruction de deux pays (voire trois si l’on compte la Libye), qui ont le malheur de ne pas relever de la "race européenne" et d’être dotés de grandes ressources matérielles stratégiques. Les gens du Sud ont du mal à voir comment les symboles de la Résistance palestinienne, par exemple, sont réinvestis tels quels dans le conflit ukrainien pour valoriser la lutte du peuple ukrainien contre son agresseur russe, alors que ces mêmes images de résistance civile sont encore assimilées en Palestine au terrorisme antisémite par les têtes bien pensantes des médias politiques occidentaux.
Pour en revenir au sujet principal, il est plus que temps de se poser une multitude de questions existentielles: a-t-on jamais osé remettre en cause l’activité musicale en France ou en Europe d’un artiste américain s’il ne dénonce pas les agressions perpétrées en totale illégalité par son gouvernement contre des pays situés aux antipodes? A-t-on jamais osé récuser en Europe un musicien israélien pour ses propos bellicistes et haineux contre les Palestiniens? A-t-on jamais osé déclarer personæ non gratæ des musiciens turcs qui refusent de reconnaître l’un des génocides les plus atroces de l’histoire de l’humanité, perpétré par un Empire ottoman sanguinaire envers les peuples arménien, grec et syriaque/assyrien, comme osent le faire certaines institutions européennes avec les artistes russes dont le chef d’orchestre Valery Gergiev et la soprano Anna Netrebko? A-t-on jamais osé boycotter en Europe la musique savante occidentale des compositeurs américains tels que George Gershwin, Samuel Barber et John Cage, comme osent le faire aujourd’hui certains orchestres européens (notamment l’Opéra national de Varsovie en Pologne, la Philharmonique de Zagreb en Croatie, le Théâtre-Orchestre de Bienne et Soleure en Suisse, et la Philharmonique de Cardiff au Royaume-Uni) avec les chefs-d’œuvre intemporels de l’humanité dont ceux de Piotr Ilitch Tchaïkovski, Sergueï Prokofiev, Dmitri Chostakovitch, et Sergueï Rachmaninoff?
Lorsque les maîtres de l’opinion publique en France et en Europe parviendront à réduire la variabilité de la géométrie de leur morale, qu’ils dénonceront dans les mêmes termes l’agression russe contre l’Ukraine, les agressions américaines contre les pays du Sud et l’agression israélienne permanente contre la Palestine, leurs discours seront mieux entendus de ce côté-ci du monde. Mais cela ne pourra en aucun cas légitimer les actuelles dérives russophobes de l’opinion européenne. Il faudrait tout de même que l’on se ressaisisse un peu dans l’Europe des Lumières, des droits humains, de la rationalité, de la diversité des opinions et de l’esprit critique. Il faut laisser tranquilles les ressortissants des pays impliqués dans des conflits condamnables et ne pas leur demander de se désolidariser de leurs nations, à moins que l’Europe ne soit en conflit armé direct avec la Russie, les États-Unis d’Amérique ou Israël, ce qui n’est pas le cas. Les artistes russes vivant en Europe ont le droit de penser du bien du gouvernement russe sans que cela n’entraîne la révocation de leurs contrats de travail. On ne l’a pas fait pour les Américains de George W. Bush, pourquoi le faire pour les Russes de Vladimir Poutine? L’Europe serait-elle subitement devenue Maccarthiste? Veut-elle couper définitivement avec cette immense culture humaine et européenne orientale qu’est la culture russe? Veut-elle se départir du legs musical russe qui, encore une fois, n’appartient qu’à l’humanité? Pourquoi cette haine subite contre la musique et les musiciens russes? N’est-il pas temps que l’engrenage s’arrête? N’est-il pas temps de rendre à César ce qui appartient à César, et à l’Art ce qui appartient à l’Art? Condamnons la guerre, sanctionnons les dirigeants autoritaires lorsqu’il le faut, mais écartons l’Art et ses messagers du spectre de la propagande et des discriminations haineuses fondées sur l’identité nationale. L’Europe gardera longtemps cette souillure sur la joue: elle continue, jour après jour, de se suicider en reniant une partie de sa culture et en perpétuant ce massacre culturel qui ne diffère pas fondamentalement de la destruction de la Bibliothèque d’Alexandrie par les Arabes en 642. Il est bien temps d’accuser car, comme le disait si bien Émile Zola, "mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice".
"La guerre est un duel de peuple à peuple, il maintient le droit entre les nations comme le duel entretient la politesse entre hommes", écrivait Honoré de Balzac. Et pourtant, toute guerre est moralement condamnable et constitue un gâchis en termes de pertes irrémédiables de vies humaines toutes sacrées, qui s’étend également au plan civilisationnel et culturel. Le conflit qui se déroule actuellement en Ukraine, ce pays imprégné d’une identité panslave orthodoxe, est avant tout fratricide et marquera durablement le destin de toute l'Europe. Parmi ses conséquences culturelles ravageuses, l’observateur extérieur reste pantois devant la généralisation, dans les médias occidentaux, d’un discours de démonisation de la Russie, soupçonnée de velléités bellicistes et expansionnistes, et de la montée conséquente d’une russophobie féroce qui s’attaque non seulement aux citoyens russes résidant à l’Ouest, mais également à une culture russe devenue subitement porteuse des stigmates de l’agressivité poutiniste. Plus particulièrement, la musique russe est mise à l’épreuve de la guerre de désinformation menée dans les médias occidentaux, avec des conséquences désastreuses pour les ressortissants russes et pour la musique russe et donc, faut-il le rappeler, pour la musique savante européenne.
Monde multipolaire
D’un point de vue politique, la conjoncture est tout sauf tout blanc tout noir, d’autant plus que toute opposition sérieuse à "l’hégémonie américaine" est suivie avec forte attention par des opinions publiques (notamment celles des pays du Sud) gagnées à la cause d’un monde multipolaire. Il est certes clair que ces opinions ne sont pas favorables à ce qu’une puissance nucléaire s’attaque à un pays souverain pour des motifs géostratégiques qui pourraient être résolus par voie de négociation. Les gens du Sud n’ont toutefois jamais compris comment les hérauts actuels de la Résistance ukrainienne, dans l’opinion européenne et nord-américaine, ont pu avaler les couleuvres des agressions bien plus meurtrières et dévastatrices menées au cours des deux dernières décennies par la principale superpuissance nucléaire américaine en Afghanistan et en Irak, opérées dans une totale illégalité et illégitimité internationale, et aboutissant à plus d’un million de victimes civiles et à la destruction de deux pays (voire trois si l’on compte la Libye), qui ont le malheur de ne pas relever de la "race européenne" et d’être dotés de grandes ressources matérielles stratégiques. Les gens du Sud ont du mal à voir comment les symboles de la Résistance palestinienne, par exemple, sont réinvestis tels quels dans le conflit ukrainien pour valoriser la lutte du peuple ukrainien contre son agresseur russe, alors que ces mêmes images de résistance civile sont encore assimilées en Palestine au terrorisme antisémite par les têtes bien pensantes des médias politiques occidentaux.
Mesures ambivalentes
Pour en revenir au sujet principal, il est plus que temps de se poser une multitude de questions existentielles: a-t-on jamais osé remettre en cause l’activité musicale en France ou en Europe d’un artiste américain s’il ne dénonce pas les agressions perpétrées en totale illégalité par son gouvernement contre des pays situés aux antipodes? A-t-on jamais osé récuser en Europe un musicien israélien pour ses propos bellicistes et haineux contre les Palestiniens? A-t-on jamais osé déclarer personæ non gratæ des musiciens turcs qui refusent de reconnaître l’un des génocides les plus atroces de l’histoire de l’humanité, perpétré par un Empire ottoman sanguinaire envers les peuples arménien, grec et syriaque/assyrien, comme osent le faire certaines institutions européennes avec les artistes russes dont le chef d’orchestre Valery Gergiev et la soprano Anna Netrebko? A-t-on jamais osé boycotter en Europe la musique savante occidentale des compositeurs américains tels que George Gershwin, Samuel Barber et John Cage, comme osent le faire aujourd’hui certains orchestres européens (notamment l’Opéra national de Varsovie en Pologne, la Philharmonique de Zagreb en Croatie, le Théâtre-Orchestre de Bienne et Soleure en Suisse, et la Philharmonique de Cardiff au Royaume-Uni) avec les chefs-d’œuvre intemporels de l’humanité dont ceux de Piotr Ilitch Tchaïkovski, Sergueï Prokofiev, Dmitri Chostakovitch, et Sergueï Rachmaninoff?
Propagande et discrimination
Lorsque les maîtres de l’opinion publique en France et en Europe parviendront à réduire la variabilité de la géométrie de leur morale, qu’ils dénonceront dans les mêmes termes l’agression russe contre l’Ukraine, les agressions américaines contre les pays du Sud et l’agression israélienne permanente contre la Palestine, leurs discours seront mieux entendus de ce côté-ci du monde. Mais cela ne pourra en aucun cas légitimer les actuelles dérives russophobes de l’opinion européenne. Il faudrait tout de même que l’on se ressaisisse un peu dans l’Europe des Lumières, des droits humains, de la rationalité, de la diversité des opinions et de l’esprit critique. Il faut laisser tranquilles les ressortissants des pays impliqués dans des conflits condamnables et ne pas leur demander de se désolidariser de leurs nations, à moins que l’Europe ne soit en conflit armé direct avec la Russie, les États-Unis d’Amérique ou Israël, ce qui n’est pas le cas. Les artistes russes vivant en Europe ont le droit de penser du bien du gouvernement russe sans que cela n’entraîne la révocation de leurs contrats de travail. On ne l’a pas fait pour les Américains de George W. Bush, pourquoi le faire pour les Russes de Vladimir Poutine? L’Europe serait-elle subitement devenue Maccarthiste? Veut-elle couper définitivement avec cette immense culture humaine et européenne orientale qu’est la culture russe? Veut-elle se départir du legs musical russe qui, encore une fois, n’appartient qu’à l’humanité? Pourquoi cette haine subite contre la musique et les musiciens russes? N’est-il pas temps que l’engrenage s’arrête? N’est-il pas temps de rendre à César ce qui appartient à César, et à l’Art ce qui appartient à l’Art? Condamnons la guerre, sanctionnons les dirigeants autoritaires lorsqu’il le faut, mais écartons l’Art et ses messagers du spectre de la propagande et des discriminations haineuses fondées sur l’identité nationale. L’Europe gardera longtemps cette souillure sur la joue: elle continue, jour après jour, de se suicider en reniant une partie de sa culture et en perpétuant ce massacre culturel qui ne diffère pas fondamentalement de la destruction de la Bibliothèque d’Alexandrie par les Arabes en 642. Il est bien temps d’accuser car, comme le disait si bien Émile Zola, "mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice".
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