À propos de l’art contemporain (2)
Et pour faire le point avec lui.

Car, comme je le disais la semaine dernière, l’art contemporain est devenu à lui seul un métarécit. Je dirai aujourd’hui qu’il est également devenu une métalangue. Et c’est un autre de ses paradoxes, et non des moindres.

Dans une étude produite en 2012 par Triple Canopy intitulée «International Art English», et dans le cadre de son projet Research Work, le magazine new-yorkais avait montré, à partir de certaines caractéristiques lexicales, grammaticales et stylistiques de ce qu’ils appellent l’anglais international de l’art, comment le monde de l’art internationalisé repose sur une langue unique à travers laquelle l’art contemporain est créé, promu, vendu et compris. Cette langue, qui est une émanation de la domination linguistique de l’anglais, et qui a tout à voir avec lui, avec sa grammaire, son lexique et son impérialisme, a également créé son propre système d’intelligibilité qui, au final, relève bien plus d’une langue propre (qui n’est pas à confondre avec la langue de spécialité ou la langue scientifique), d’une langue communautaire qui n’est accessible qu’à ceux qui appartiennent à cette communauté. Il apparaît donc, il faut le reconnaître, que l’art contemporain est tout aussi élitiste, voire plus, que celui qui l’a précédé.

En soi, le fait n’est pas plus problématique que cela – une communauté, après tout, a bien le droit de créer sa langue, son jargon – si ce n’est que l’art a des ambitions universalistes: il s’adresse à l’universel et voudrait être accessible par lui, à quelques exceptions près. Sur ce point rien de nouveau. C’est particulièrement vrai concernant l’institution de l’art contemporain qui place la démocratisation au cœur de son programme. Cela est néanmoins doublement paradoxal si l’on considère que la communauté dont il est question se représente tout de même comme une communauté internationale. Qu’est-ce qui est international, au final, dans le «International Art English»? La question se pose, au sujet d’une communauté qui, au fil du temps, se donne bien plus à appréhender comme une société totalitaire. Et le modèle linguistique mis en circulation par l’art contemporain montre ici les limites de sa pertinence.

Les effets de cette langue sont visibles dans tous les lieux qui construisent son espace privilégié: les catalogues d’exposition, les textes curatoriaux, les plateformes de communication, partout, en somme, où l’on cause d’art contemporain. Dans tout cela qui ressemble à des performances au format et au répertoire lexical limité et aux combinaisons variables, la langue de l’art ainsi revendiquée est une nébuleuse de lexèmes à partir desquels tout peut être interchangeable, tout peut également finir par signifier la même chose. Intervertir les cartels d’une exposition serait par ailleurs un exercice malin et intéressant. C’est pourtant ironiquement à travers cette langue qui fonctionne comme une coquille vide et qui semble vous dire que, si vous n’y comprenez rien, il est, pour vous, inutile d’aller plus loin, que l’art contemporain est créé, vendu et compris. C’est cette langue, par conséquent, qui contribue à son inintelligibilité. L’autre conséquence est que, d’ailleurs, il n’est plus resté grand monde pour le comprendre, car tout cela est aujourd’hui extrêmement déphasé et au final trop simpliste dans un monde de plus en plus complexe. Le sociolecte est en passe de devenir un idiolecte.


Car le monde d’aujourd’hui est effectivement bien plus complexe que celui qui avait accueilli ses expérimentations intellectuelles. Et ce tournant, qui est celui que nous tentons de prendre, exige que l’on se repositionne par rapport à nos pratiques, celles qui ont longtemps donné sens à notre vie, nos pratiques culturelles entre autres choses. Et si la post-modernité dénonce les grands récits, cette post-post-modernité est celle du lâcher-prise. Elle dit implicitement que les multitudes de microrécits ne valent pas mieux; et ce monde à la fois complexe et opaque s’accommode mal d’une langue unique. Je trouve sur ce point tout à fait intéressant que révolutions et changements d’époques se donnent souvent à penser à travers des métaphores poétiques. Car la poésie permet de dire autrement. Elle accueille la multiplicité et la densité. Elle évacue la certitude. En disant cela, il me vient également à l’esprit à quel point notre monde est dépoétisé.

Or dans ce monde, précisément, la poésie peut être une réponse possible – un écho de nos désenchantements. Et il y a quelque chose dans le poétique qui a aussi à voir avec la possibilité d’habiter politiquement le monde. Pour le comprendre, il suffit de revenir aux fondamentaux, car on n’oublie pas que dans sa Politique, Aristote considérait la poésie, entendue aussi dans son sens large de «création artistique», comme contribuant à ce bien collectif qui définit la vie politique, parce qu’elle permet la catharsis. Mais revenons à la question linguistique: là où les régimes autoritaires instituent un ordre du monde et créent, pour le définir, un langage où les mots sont dénués de complexité, la poésie se pose comme un espace ouvert au sens où, nommer les choses, poétiquement, devient un acte politique. La poésie est résistance. Face aux langues dominantes parmi lesquelles elle peine à trouver sa place. Face au monde, et à la réalité qu’elle nous propose d’aborder autrement. Et elle exige que nous nous tenions dans un écart à partir duquel le monde, et avec lui «le monde international de l’art» qui n’est pas hors de l’équation, peuvent être appréhendés. C’est de cet écart qu’elle tire son inactualité. Cet écart dans lequel il faut savoir se maintenir, nous dit encore Agamben que je citai la semaine dernière, pour comprendre le temps présent. Et sans doute aussi qu’à ses débuts, lorsqu’il était encore mal reçu, avant de devenir un fait institutionnel, avant de s’ériger en un modèle ou un système mainstream, l’art contemporain a-t-il été lui-même inactuel, intempestif, déphasé.

Aussi, il s’agit moins de changer le présent que de se tenir autrement face à lui, et de le dire avec une langue susceptible d’embrasser son incompréhensible profondeur, le fait que nous ne pouvons pas tout comprendre, que nous sommes de moins en moins en mesure de le faire, une langue capable de refléter nos doutes plutôt que nos certitudes d’un autre âge.

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