Tout symptôme contient un refus salutaire
Le non à la jouissance de l’autre

« Je me suis retranchée dans le silence pour ne plus donner prise à mon père, et, par suite, à tout homme pouvant fonctionner comme lui. Au moyen de son art de la parole, mon père m’a toujours fascinée et manipulée. »

Cette patiente est arrivée en analyse dans un état de grande souffrance morale. Quand la possibilité d’un lien avec un homme se présentait à elle, dans sa vie personnelle comme dans le travail, elle se murait souvent dans un mutisme qu’elle ne souhaitait pas, qui lui portait préjudice, et dont elle ne savait comment se libérer.

Dans le corps médical, son symptôme avait été diagnostiqué comme une « dépression masquée » et fait l’objet d’une prescription d’antidépresseurs psychostimulants. Au mutisme, intact, s’étaient alors ajoutés espoir déçu de guérison et insomnies liées à la molécule, qu’elle supportait mal.

Dans une première séquence d’analyse, elle a pu comprendre ce message de son symptôme : d’un côté, celui-ci captait son désir d’aller au contact d’hommes aussi séduisants que son père, d’un autre côté, il opposait un refus aux risques de leur séduction.

Il y a toujours une face de défense du symptôme, qui consiste en un non à la volonté de jouissance de l’Autre nous prenant comme objet : le père de cette femme, alors petite fille, avait voulu lui imposer sa séduction verbale. Il voulait obtenir d’elle qu’elle croie à ses mensonges, aie une image valorisante de lui, et se détourne de sa mère, qu’il avait trompée à de multiples reprises puis quittée pendant sa grossesse.

La jouissance, au sens psychanalytique, est un effet des pulsions de l’être humain. Sauf dans des cas bien précis, la jouissance se situe dans le champ de la libido et se trouve associée à une gratification érotique. La plus évidente est la jouissance sexuelle, mais il existe une jouissance liée à chaque pulsion : jouissance de la parole (liée à la pulsion orale), jouissances douloureuses ou obscures (liées à la pulsion de mort), jouissances prenant diversement l’autre pour objet : objet regardé, objet capturé, objet dominé…

Dans le cas dont nous parlons, la petite fille avait été prise dans la séduction et la manipulation paternelles. Elle s’était donc trouvée en position d’objet de la jouissance que son père en retirait.


Cette patiente, devenue femme, n’était pas consciente d’avoir été visée par ce que nous appellerons, chez son père, des pulsions d’emprise. Aussi ses souvenirs ont-ils mis du temps à revenir, appelés par l’analyse et l’interprétation de plusieurs rêves. Son inconscient, lui, savait : un symptôme s’est formé, dont l’une des fonctions était d’assurer la défense de la petite fille contre l’Autre paternel ; mais le versant pathologique de ce symptôme enfermait à présent la femme dans un malheur amoureux et social répété.

Quand le sens d’un symptôme est déchiffré, il délivre quelque chose de la vérité du sujet, ici, directement lisible dans la formulation de la patiente : « Je me suis retranchée dans le silence pour ne plus donner prise à mon père, et, par suite, à tout homme pouvant fonctionner comme lui. » Le symptôme de cette femme consiste à rester suspendue à la séduction de son père tout en la refusant.

Comme je l’ai dit, un symptôme cède à l’interprétation : quand son sens se trouve élucidé, il se transforme de telle sorte que sa dimension pathologique se trouve progressivement levée. Ce qui constituait une douloureuse impasse prenant en otage la vie du sujet, ici le mutisme indésirable, disparaît.

Le symptôme sort alors de la négativité, il prend une forme non morbide, à enjeu positif, vital. Il devient une formation qui contient la singularité d’un sujet (« on le reconnaît bien là ») et un savoir sur le mystère et l’unicité de son être. Au terme de la mutation, le sujet peut s’identifier à son symptôme (« c’est bien moi »), et s’y appuyer pour nouer son rapport à l’Autre.

Illustrons cette transformation dans le cas de notre patiente. Arrivée en analyse, cette femme était lourdement affectée par la forme pathologique de son symptôme et ne parvenait pas à sortir du silence. De même, son lien à l’Autre, s’incarnant dans tout autre être humain qui présenterait un risque de séduction verbale et de manipulation, était empreint de malaise et parfois de retrait mutique. Après quelques semaines, sous l’effet d’un premier déchiffrage, l’étau du symptôme s’est desserré, lui procurant, pour sa vie quotidienne la possibilité de s’ouvrir davantage. Sa souffrance, dans laquelle entrait une grande colère contre elle-même, s’est trouvée amoindrie du fait de la comprendre.

Comme cela se produit souvent dans une cure, l’invention de la solution s’est d’abord ébauchée dans le lien analytique : visiblement sans en avoir conscience, cette personne s’y distingue par le charme de son discours, dans lequel les moments de retenue alternent avec les moments, nouveaux, où elle livre pleinement l’intensité et la délicatesse de ses sentiments. Cette alternance évoque le discours sur la danse que développe Nietzsche par la voix de Zarathoustra : l’idée de la retenue, dans le geste dansé, est pour lui essentielle, car elle caractérise la danse en son souffle divin. Pour ce qui est de notre patiente, passer du mutisme à la retenue est déjà une mutation : la retenue de la parole, en ce qu’elle laisse entrevoir à l’Autre un monde intérieur en suspens, n’est pas de même nature que le mutisme, pouvant donner l’impression d’un néant. « J’ai toujours eu peur que les gens pensent que je suis vide, que je n’ai rien à dire », a-t-elle remarqué un jour en séance. Je lui ai répondu : « Vous rendez-vous compte que vous craigniez beaucoup votre propre silence en début de votre analyse, et que vous êtes aujourd’hui dans une position très différente ? Comment entendez-vous votre discours à présent ? » Elle a dit : « Tantôt je parle beaucoup, tantôt je parle moins, mais cela ne m’oppresse plus ; maintenant, je respire dans mon silence. »

Continuant son analyse, cette patiente en est venue à faire de l’alternance entre suspens et libération de sa parole un choix, un charme, un art du lien. Pour que cela se produise, elle a fait le pas consistant à se reconnaître dans cette féminité qu’elle dégageait déjà, mais sans vraiment l’habiter et sans y consentir. Elle s’est identifiée à cette nouvelle version, délicatement séductrice, de son silence, en découvre désormais les plaisirs, et continue à inventer la femme qu’elle désire être. Le rôle du psychanalyste consiste à éclairer la route qu’elle dessine, pour part sans le savoir encore, et à la guider dans la riche complexité de toutes ses ramifications.


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