©Après plusieurs mois de blocage parlementaire, Moqtada el Sadr, leader chiite arrivé en tête des élections d'octobre 2021, a annoncé la démission de ses députés. (AFP)
La démission des députés sadristes en Irak et l'annonce par le leader chiite souverainiste irakien Moqtada el Sadr de sa décision de ne plus former un gouvernement a provoqué un vif émoi dans le pays, laissant planer le spectre d'une guerre civile inter-chiite. Une telle manœuvre serait le moyen pour Moqtada el Sadr de faire pression sur ses adversaires pro-iraniens dans la rue de manière à retrouver sa stature de "faiseur de rois", faisant et défaisant les alliances sans participer directement au jeu politique.
Alors que l’Irak est embourbé dans une situation de blocage politique depuis près de 8 mois, sans président de la République ni gouvernement, un véritable coup de tonnerre a rebattu les cartes il y a quelques jours : la démission massive des députés appartenant au parti de Moqtada-el-Sadr, qui pourtant représentait le plus gros groupe parlementaire avec 73 élus.
Le leader chiite a justifié cette décision comme étant un « sacrifice nécessaire pour le bien de la nation et du peuple » afin de « leur éviter un destin incertain ». Il a nié une quelconque implication direct de l’Iran dans sa volte-face.
Le Parlement irakien était en effet le théâtre d’une véritable bataille pour la nomination du président de la République et la formation d’un gouvernement. Elle opposait d’une part « l’Alliance pour sauver la Nation », coalition souverainiste dirigée par Moqtada el Sadr, le Parti du Kurdistan démocratique dirigée par Masoud Barkani et le bloc sunnite Taqaddoum, et d’autre part le «Cadre de coordination», alliance de partis pro-iraniens.
Avant de jeter l'éponge, Sadr a fait voter une loi sur la sécurité alimentaire et pour les plus démunis, ainsi qu'une mesure criminalisant la normalisation avec Israël, afin de conserver sa popularité et son image de leader de la contestation. (AFP)
Fort de sa victoire aux législatives, la première coalition comptait bien imposer la formation d’un gouvernement majoritaire excluant les partis proches de l’Iran, mais elle s’est heurtée au « tiers de blocage » détenu par le «Cadre de coordination», qui a obstrué toute avancée dans ce sens. En effet, la coalition pro-iranienne réclame un gouvernement d’union nationale, comme c’est la tradition en Irak depuis la chute de Saddam Hussein.
Après trois tentatives, Moqtada el Sadr a jeté l’éponge et avoué son échec publiquement, une déclaration qui a provoqué stupeur et incertitude quant à l’avenir. Non moins de 64 députés (les candidats arrivés en seconde position lors des élections législatives d’octobre 2021), dont 40 sont issus du «Cadre de coordination», ont pris la place des députés sadristes.
Un dangereux coup de poker
Ainsi, l’alliance pro-iranienne semble être le grand vainqueur de ce retournement de situation, et atteint à présent les 130 députés au Parlement, ce qui la place en grande favorite pour la nomination d’un gouvernement et le déblocage des institutions.
D’un côté, il est certain que Sadr a été contraint à l’abandon, face à la défection de ses alliés. La politique menée par le «Cadre de coordination» visant à diviser l'alliance anti-iranienne parait avoir porté ses fruits. En effet, la décision de la Cour Suprême irakienne de retirer au gouvernement autonome kurde la gestion de ses ressources en hydrocarbures, a constitué un puissant moyen de pression sur le leader kurde Barzani, qui aurait in fine retiré son soutien au leader chiite.
D’autre part, ce retrait de Sadr lui permet de garder la face tout en plaçant la responsabilité du blocage du pays sur ses opposants. Selon Ambre Boissin, chercheuse résidente au Centre français de recherche sur l’Irak (CFRI), « le retrait des députés sadristes permet à Moqtada el Sadr de garder sa stature de faiseur de roi, demeurant l’acteur proactif de l’évolution de la situation politique. »
Tout porte à croire que Sadr s’est retiré de la scène institutionnelle pour mener le combat dans la rue et transférer le fardeau de la formation du gouvernement à ses opposants. Ambre Boissin ajoute à ce sujet que Sadr « prépare ses pions pour la suite en s’assurant une popularité : il a fait adopter une loi sur la sécurité alimentaire et l’aide aux plus démunis avant de se retirer », tout en prenant de la distance avec le reste des élites politiques, « qui apparaissent toujours plus en décalage avec la réalité du peuple irakien ».
Ces manœuvres s’inscrivent dans un récit bien précis, qui fait du leader chiite le héros du mouvement révolutionnaire d’octobre 2019, empêché d’agir face à une élite politique corrompue et inféodée à l’Iran.
Trois scénarii sont possibles à présent : la formation d’un gouvernement d’union nationale, à travers des compromis avec les partis kurdes et sunnite, qui exclurait les Sadristes ; la formation d’un gouvernement dans lequel les Sadristes obtiendraient des postes ministériels clefs ; la dissolution du Parlement et des élections anticipées.
Dans le premier cas, il serait aisé pour Sadr et ses centaines de milliers de supporters, allié au mouvement contestataire de Tishreen, de descendre dans la rue et faire tomber un tel gouvernement, par essence instable et fragile. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé fin 2019, quand Sadr a instrumentalisé la vague de manifestations pour faire tomber le gouvernement de Adil-Abdul-Mahdi. Il est probable que Sadr compte sur la deuxième option, qui lui permettrait d’avoir une présence massive au gouvernement tout en n’endossant pas directement la responsabilité du pouvoir, alors que le pays fait face à une crise socio-économique inédite par son ampleur.
Une possible descente aux enfers
Selon les termes d’Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l’Irak, l’Irak se trouve un pas plus près du « gouffre ».
Le seul moyen d'éviter une descente aux enfers inter-chiite semble être un accord entre l'Iran et Sadr pour un gouvernement dans lequel ce dernier aurait une forte influence. (AFP)
Le chercheur s’est rendu en Irak récemment et a rencontré près d’une dizaine de leaders politiques : de ces entrevues est ressorti le fait que, dans les coulisses, l’hypothèse la plus plausible est un passage de l’impasse à la guerre civile. Chaque parti politique possède en effet une branche militaire et le passage aux armes constitue un moyen comme un autre en Irak d’atteindre ses objectifs politiques, dans le cadre d’un État complètement « militiarisé » depuis 2003.
Si certains acteurs du «Cadre de coordination», comme le parti-milice Badr, sont prêts au compromis avec les autres forces politiques, d’autres milices radicalisées comme Asaïb Ahl al-Haq refusent tout pacte avec la coalition de Sadr. Un facteur qui amoindrit la possibilité de formation d’un gouvernement, et encore plus la capacité de celui-ci à empêcher un conflit armé. Moqtada el-Sadr, de son côté, est connu pour son « jusque-boutisme » et n’a jamais hésité à prendre les armes pour obtenir ce qu’il souhaite.
Ainsi, le Premier ministre Moustafa al-Kazimi a urgemment demandé à rencontrer les forces militaires afin de prévenir toute escalade de violence après la démission des députés sadristes. Sadr lui-même s’est préparé à cette éventualité en fermant tous les bureaux de son parti dans les villes irakiennes, il y a quelques jours.
Dans cette descente aux enfers, l’attitude de l’Iran sera déterminante, et notamment sa volonté de négocier avec le leader chiite. Doté d’une grande popularité, sa capacité de nuisance est considérable, et la République islamique a tout intérêt à garder Sadr au sein des institutions et loin de la rue, dans laquelle il pourrait fomenter un soulèvement anti-iranien d’aussi grande ampleur qu’en 2019.
Un scénario qui ne semble évitable qu’à travers un accord Sadr-Iran, dans lequel le leader chiite obtiendrait une influence considérable dans le futur gouvernement, contre la garantie de ne pas provoquer de soulèvement populaire.
Alors que l’Irak est embourbé dans une situation de blocage politique depuis près de 8 mois, sans président de la République ni gouvernement, un véritable coup de tonnerre a rebattu les cartes il y a quelques jours : la démission massive des députés appartenant au parti de Moqtada-el-Sadr, qui pourtant représentait le plus gros groupe parlementaire avec 73 élus.
Le leader chiite a justifié cette décision comme étant un « sacrifice nécessaire pour le bien de la nation et du peuple » afin de « leur éviter un destin incertain ». Il a nié une quelconque implication direct de l’Iran dans sa volte-face.
Le Parlement irakien était en effet le théâtre d’une véritable bataille pour la nomination du président de la République et la formation d’un gouvernement. Elle opposait d’une part « l’Alliance pour sauver la Nation », coalition souverainiste dirigée par Moqtada el Sadr, le Parti du Kurdistan démocratique dirigée par Masoud Barkani et le bloc sunnite Taqaddoum, et d’autre part le «Cadre de coordination», alliance de partis pro-iraniens.
Avant de jeter l'éponge, Sadr a fait voter une loi sur la sécurité alimentaire et pour les plus démunis, ainsi qu'une mesure criminalisant la normalisation avec Israël, afin de conserver sa popularité et son image de leader de la contestation. (AFP)
Fort de sa victoire aux législatives, la première coalition comptait bien imposer la formation d’un gouvernement majoritaire excluant les partis proches de l’Iran, mais elle s’est heurtée au « tiers de blocage » détenu par le «Cadre de coordination», qui a obstrué toute avancée dans ce sens. En effet, la coalition pro-iranienne réclame un gouvernement d’union nationale, comme c’est la tradition en Irak depuis la chute de Saddam Hussein.
Après trois tentatives, Moqtada el Sadr a jeté l’éponge et avoué son échec publiquement, une déclaration qui a provoqué stupeur et incertitude quant à l’avenir. Non moins de 64 députés (les candidats arrivés en seconde position lors des élections législatives d’octobre 2021), dont 40 sont issus du «Cadre de coordination», ont pris la place des députés sadristes.
Un dangereux coup de poker
Ainsi, l’alliance pro-iranienne semble être le grand vainqueur de ce retournement de situation, et atteint à présent les 130 députés au Parlement, ce qui la place en grande favorite pour la nomination d’un gouvernement et le déblocage des institutions.
D’un côté, il est certain que Sadr a été contraint à l’abandon, face à la défection de ses alliés. La politique menée par le «Cadre de coordination» visant à diviser l'alliance anti-iranienne parait avoir porté ses fruits. En effet, la décision de la Cour Suprême irakienne de retirer au gouvernement autonome kurde la gestion de ses ressources en hydrocarbures, a constitué un puissant moyen de pression sur le leader kurde Barzani, qui aurait in fine retiré son soutien au leader chiite.
D’autre part, ce retrait de Sadr lui permet de garder la face tout en plaçant la responsabilité du blocage du pays sur ses opposants. Selon Ambre Boissin, chercheuse résidente au Centre français de recherche sur l’Irak (CFRI), « le retrait des députés sadristes permet à Moqtada el Sadr de garder sa stature de faiseur de roi, demeurant l’acteur proactif de l’évolution de la situation politique. »
Tout porte à croire que Sadr s’est retiré de la scène institutionnelle pour mener le combat dans la rue et transférer le fardeau de la formation du gouvernement à ses opposants. Ambre Boissin ajoute à ce sujet que Sadr « prépare ses pions pour la suite en s’assurant une popularité : il a fait adopter une loi sur la sécurité alimentaire et l’aide aux plus démunis avant de se retirer », tout en prenant de la distance avec le reste des élites politiques, « qui apparaissent toujours plus en décalage avec la réalité du peuple irakien ».
Ces manœuvres s’inscrivent dans un récit bien précis, qui fait du leader chiite le héros du mouvement révolutionnaire d’octobre 2019, empêché d’agir face à une élite politique corrompue et inféodée à l’Iran.
Trois scénarii sont possibles à présent : la formation d’un gouvernement d’union nationale, à travers des compromis avec les partis kurdes et sunnite, qui exclurait les Sadristes ; la formation d’un gouvernement dans lequel les Sadristes obtiendraient des postes ministériels clefs ; la dissolution du Parlement et des élections anticipées.
Dans le premier cas, il serait aisé pour Sadr et ses centaines de milliers de supporters, allié au mouvement contestataire de Tishreen, de descendre dans la rue et faire tomber un tel gouvernement, par essence instable et fragile. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé fin 2019, quand Sadr a instrumentalisé la vague de manifestations pour faire tomber le gouvernement de Adil-Abdul-Mahdi. Il est probable que Sadr compte sur la deuxième option, qui lui permettrait d’avoir une présence massive au gouvernement tout en n’endossant pas directement la responsabilité du pouvoir, alors que le pays fait face à une crise socio-économique inédite par son ampleur.
Une possible descente aux enfers
Selon les termes d’Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l’Irak, l’Irak se trouve un pas plus près du « gouffre ».
Le seul moyen d'éviter une descente aux enfers inter-chiite semble être un accord entre l'Iran et Sadr pour un gouvernement dans lequel ce dernier aurait une forte influence. (AFP)
Le chercheur s’est rendu en Irak récemment et a rencontré près d’une dizaine de leaders politiques : de ces entrevues est ressorti le fait que, dans les coulisses, l’hypothèse la plus plausible est un passage de l’impasse à la guerre civile. Chaque parti politique possède en effet une branche militaire et le passage aux armes constitue un moyen comme un autre en Irak d’atteindre ses objectifs politiques, dans le cadre d’un État complètement « militiarisé » depuis 2003.
Si certains acteurs du «Cadre de coordination», comme le parti-milice Badr, sont prêts au compromis avec les autres forces politiques, d’autres milices radicalisées comme Asaïb Ahl al-Haq refusent tout pacte avec la coalition de Sadr. Un facteur qui amoindrit la possibilité de formation d’un gouvernement, et encore plus la capacité de celui-ci à empêcher un conflit armé. Moqtada el-Sadr, de son côté, est connu pour son « jusque-boutisme » et n’a jamais hésité à prendre les armes pour obtenir ce qu’il souhaite.
Ainsi, le Premier ministre Moustafa al-Kazimi a urgemment demandé à rencontrer les forces militaires afin de prévenir toute escalade de violence après la démission des députés sadristes. Sadr lui-même s’est préparé à cette éventualité en fermant tous les bureaux de son parti dans les villes irakiennes, il y a quelques jours.
Dans cette descente aux enfers, l’attitude de l’Iran sera déterminante, et notamment sa volonté de négocier avec le leader chiite. Doté d’une grande popularité, sa capacité de nuisance est considérable, et la République islamique a tout intérêt à garder Sadr au sein des institutions et loin de la rue, dans laquelle il pourrait fomenter un soulèvement anti-iranien d’aussi grande ampleur qu’en 2019.
Un scénario qui ne semble évitable qu’à travers un accord Sadr-Iran, dans lequel le leader chiite obtiendrait une influence considérable dans le futur gouvernement, contre la garantie de ne pas provoquer de soulèvement populaire.
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