L’exposition Confiscated Imaginaries de l’artiste Omar Mismar au Beirut Art Center s’inscrit dans ce moment, dans le vécu régional, où le sujet de la guerre en Syrie était devenu inévitable. C’est donc dans ce contexte qu’il conçoit un travail dans lequel, plus largement, il propose une réflexion sur la représentation en temps de crise et sur la possibilité de regarder celle-ci comme un moyen alternatif de préservation.
C’est donc aussi dans le cadre de ce travail que, muni de sa caméra, il visite un camp de réfugiés syriens dans la Békaa, à Kab Elias. Les photographies qu’il prend, dit-il, «ressemblent toutefois à toutes les images auxquelles on a accès quand on cherche à comprendre ce qui se passe en Syrie. En d’autres termes, ces photographies, aussitôt prises, semblaient être assiégées par un propos qui tient à la fois du sensationnalisme, de l’intimidation, de la victimisation, et qui a pour effet d’annuler toute lecture critique qu’on pourrait avoir de ce qui se passe. J’ai alors décidé de ne pas utiliser ces images et de penser le visuel autrement, de manière à pouvoir traduire mon expérience dans le camp. J’ai donc demandé aux personnes qui y vivent de dessiner, d’après le souvenir qu’elles en ont, leur maison en Syrie, et c’est ainsi que ce travail est né». En même temps il fallait éviter d’exposer ces dessins comme des tableaux, tout cela pouvant aisément tomber dans une sorte de célébration naïve, «j’ai donc décidé, ajoute Mismar, de travailler sur cet appareil qui, tout en montrant, confisque la projection, l’enferme entre les plaques et la met en boîte».
Pour commencer, ce travail est donc un dispositif inventé par l’artiste avec l’aide de l’ingénieur mécanique Sevag Babikian, une sorte de «ballet mécanique» qui, tout à tour, expose les dessins placés entre deux plaques de plexiglass à une lampe qui les éclaire. Il faut rappeler toutefois que ce projet se comprend plus spécifiquement aussi à la lumière de la loi numéro 10 mise en place par le gouvernement syrien en 2018 et qui stipule que les propriétaires de biens fonciers, dans certaines régions spécifiques, doivent fournir des titres de leurs propriétés détériorées ou détruites afin que l’État puisse redévelopper et réorganiser ces régions, et ce dans un délai de trente jours, autrement ils perdent leurs propriétés. Mais, dit Mismar, «vu l’impossibilité de se procurer ces titres dans une situation telle que celle-ci, les preuves ayant été également détruites ou alors les personnes concernées n’ayant pas la possibilité de revenir en Syrie durant ce délai d’un mois, et même si ce dernier a ensuite été prolongé à une année avec possibilité pour des tiers de présenter ces preuves à la place des personnes concernées, il apparaît de manière évidente que ces mesures sont en faveur d’un nettoyage ethnique puisqu’il s’agit d’évacuer une région, de la soumettre à une spéculation immobilière et de la repeupler avec la population souhaitée». Comment produire des preuves dans un contexte où les maisons, ainsi que les preuves, ont été détruites? Comment, pourtant, produire les preuves d’un vécu, d’une mémoire? C’est l’idée de preuve qui est ici en crise. De là vient aussi ce travail – qui s’intitule «A dubious prototype» («un prototype douteux») – comme une tentative d’y porter un autre regard.
Il en résulte un étrange dispositif de monstration et de déterritorialisation de l’espace de la maison puis de la représentation de celui-ci en un dispositif d’images mécaniques qui induisent un autre fonctionnement de la mémoire. Étrange et pourtant familier, puisqu’il rétablit en quelque sorte le lien perdu entre l’homme et son habitat.
Il est également question de représentation dans la série de mosaïques qui prolonge ce travail. Ce projet attend en réalité depuis de nombreuses années d’être réalisé. mais ne trouvait pas la personne adéquate qui aurait pu aider à le matérialiser, jusqu’à ce que l’artiste rencontre Abd el-Menhem Barakat (Abou Amir) qui opérait en Syrie et qui a travaillé notamment avec les jeunes de Maarat al-Nouman. C’est donc avec lui que l’artiste travaillera à la réalisation de ces mosaïques qui sont également une manière de parler de la Syrie et de l’histoire romaine et byzantine de ces mosaïques présentes en Syrie aujourd’hui. Il s’agira pour lui de les repenser d’un point de vue contemporain. Le point de départ est fourni par la lecture d’un article à propos d’un groupe de jeunes qui se sont engagés dans la protection des mosaïques du Maarat al-Nouman.
Maarat al-Nouman est une ville de Syrie dans la province d'Idleb. La ville actuelle possède un musée abritant des mosaïques retrouvées dans les «villes mortes», aménagé dans un caravansérail ottoman datant de 1563. Elle fut le théâtre de nombreux affrontements opposant l’Armée syrienne libre aux djihadistes du Front al-Nosra et de Jound al-Aqsa (2016). Maarat al-Nouman passe ensuite sous le contrôle de Hayat Tahrir al-Cham en juin 2017, puis passe aux mains de Jabhat Tahrir Souriya le 21 février 2018. Hayat Tahrir al-Cham reprend cependant le contrôle de la région en janvier 2019. En ruine et abandonnée par presque toute sa population, Maarat al-Nouman est reconquise par l'armée syrienne et ses alliés le 29 janvier 2020.
L’article l’interpelle parce que ces jeunes y sont décrits comme de «Monuments Men» qui est une expression ayant servi à désigner un groupe d’hommes chargés de trouver et de sauvegarder des œuvres d’art et autres objets d’importance culturelle avant que les nazis ne les détruisent ou ne les volent, pendant la Seconde Guerre mondiale. Il cherche à se mettre en contact avec eux et parvient à Abou Farid, l'inspecteur en archéologie et conservateur du musée Maarat al-Nouman, avec qui il réalise la vidéo qui clôt le parcours de l’exposition, qui sert de récapitulatif à ce vaste ensemble et qui pose des questions à la fois politiques et techniques en rapport avec la conservation des œuvres: comment regarder la reproduction comme une réponse possible à la destruction des œuvres?
À partir d’un ensemble de photos documentant les faits, Abou Farid explique ce qui se passait au musée de Maarat al-Nouman. C’est à partir de cet ensemble de photos que Mismar a créé la mosaïque inaugurale qui montre Ahmad et Akram emballant la mosaïque représentant Hercule et qui se trouve derrière eux pendant qu’ils posent pour la photo, d’où le titre «Ahmad and Akram Protecting Herculis». En plus d’inscrire une scène tout à fait contemporaine dans un mode de représentation appartenant à l’histoire ancienne, la mosaïque d’Ahmad et Akram opère par détournement: l’espace qui célèbre normalement des figures héroïques comme celle d’Hercule se voit ici détourné de sa finalité pour célébrer d’autres héros comme Ahmad et Akram puisque, dans cette situation précisément, c’est Hercule qui eut besoin de leur protection.
D’autres mosaïques couvrent les murs et le sol de l’espace d’exposition. Il y est également question de représentation de la représentation, voire de représentation de la représentation d’une représentation et d’objets qui, par leur existence même, documentent la perte de l’objet tout en se substituant à lui, opérant déplacements et détournements. Ces objets, qui se tiennent également comme des stèles, ressemblent aux épitaphes d’un monde disparu. Certaines font également appel à la dimension allégorique, ce qui est une manière de réactiver, dans un registre politique récent, une figure de rhétorique (trope) ancienne. Il en est de même des tentatives de «pixelliser» la surface travaillée. À la croisée des vocabulaires esthétiques anciens et contemporains, faisant appel à une culture visuelle relevant à la fois de l’imagerie populaire et du patrimoine artistique, le travail opère par condensation des temps et des espaces, mais permet aussi, et en même temps, une mise à distance des images et leur allégorisation, le tout dans une scénographie flottante où les objets qui se voient assignés à des espaces transitoires (murs dénudés ou incomplets) ou simplement posés à terre ou contre le mur en vue d’autres migrations de sens ou déplacements imminents où leur statut n’est pas définitif.
C’est donc un travail profondément poétique, politique, esthétique et éminemment critique que Omar Mismar expose au Beirut Art center jusqu’au 1er octobre 2022.
Omar Mismar est un artiste visuel basé à Beyrouth. Sa pratique est axée sur des projets qui mettent en œuvre les liens entre art et politique et esthétique du désastre. Il a participé à des expositions au San José Museum of Art, San José (2018), Tabakalera, San Sebastian (2018), la Fondation MMAG, Amman (2018), MoMA, New York (2018), Home Works 8, Ashkal Alwan, Beyrouth (2019), Oakland Museum, Californie (2020) entre autres. Mismar enseigne les arts visuels à l'Université américaine de Beyrouth.
C’est donc aussi dans le cadre de ce travail que, muni de sa caméra, il visite un camp de réfugiés syriens dans la Békaa, à Kab Elias. Les photographies qu’il prend, dit-il, «ressemblent toutefois à toutes les images auxquelles on a accès quand on cherche à comprendre ce qui se passe en Syrie. En d’autres termes, ces photographies, aussitôt prises, semblaient être assiégées par un propos qui tient à la fois du sensationnalisme, de l’intimidation, de la victimisation, et qui a pour effet d’annuler toute lecture critique qu’on pourrait avoir de ce qui se passe. J’ai alors décidé de ne pas utiliser ces images et de penser le visuel autrement, de manière à pouvoir traduire mon expérience dans le camp. J’ai donc demandé aux personnes qui y vivent de dessiner, d’après le souvenir qu’elles en ont, leur maison en Syrie, et c’est ainsi que ce travail est né». En même temps il fallait éviter d’exposer ces dessins comme des tableaux, tout cela pouvant aisément tomber dans une sorte de célébration naïve, «j’ai donc décidé, ajoute Mismar, de travailler sur cet appareil qui, tout en montrant, confisque la projection, l’enferme entre les plaques et la met en boîte».
Pour commencer, ce travail est donc un dispositif inventé par l’artiste avec l’aide de l’ingénieur mécanique Sevag Babikian, une sorte de «ballet mécanique» qui, tout à tour, expose les dessins placés entre deux plaques de plexiglass à une lampe qui les éclaire. Il faut rappeler toutefois que ce projet se comprend plus spécifiquement aussi à la lumière de la loi numéro 10 mise en place par le gouvernement syrien en 2018 et qui stipule que les propriétaires de biens fonciers, dans certaines régions spécifiques, doivent fournir des titres de leurs propriétés détériorées ou détruites afin que l’État puisse redévelopper et réorganiser ces régions, et ce dans un délai de trente jours, autrement ils perdent leurs propriétés. Mais, dit Mismar, «vu l’impossibilité de se procurer ces titres dans une situation telle que celle-ci, les preuves ayant été également détruites ou alors les personnes concernées n’ayant pas la possibilité de revenir en Syrie durant ce délai d’un mois, et même si ce dernier a ensuite été prolongé à une année avec possibilité pour des tiers de présenter ces preuves à la place des personnes concernées, il apparaît de manière évidente que ces mesures sont en faveur d’un nettoyage ethnique puisqu’il s’agit d’évacuer une région, de la soumettre à une spéculation immobilière et de la repeupler avec la population souhaitée». Comment produire des preuves dans un contexte où les maisons, ainsi que les preuves, ont été détruites? Comment, pourtant, produire les preuves d’un vécu, d’une mémoire? C’est l’idée de preuve qui est ici en crise. De là vient aussi ce travail – qui s’intitule «A dubious prototype» («un prototype douteux») – comme une tentative d’y porter un autre regard.
Il en résulte un étrange dispositif de monstration et de déterritorialisation de l’espace de la maison puis de la représentation de celui-ci en un dispositif d’images mécaniques qui induisent un autre fonctionnement de la mémoire. Étrange et pourtant familier, puisqu’il rétablit en quelque sorte le lien perdu entre l’homme et son habitat.
Il est également question de représentation dans la série de mosaïques qui prolonge ce travail. Ce projet attend en réalité depuis de nombreuses années d’être réalisé. mais ne trouvait pas la personne adéquate qui aurait pu aider à le matérialiser, jusqu’à ce que l’artiste rencontre Abd el-Menhem Barakat (Abou Amir) qui opérait en Syrie et qui a travaillé notamment avec les jeunes de Maarat al-Nouman. C’est donc avec lui que l’artiste travaillera à la réalisation de ces mosaïques qui sont également une manière de parler de la Syrie et de l’histoire romaine et byzantine de ces mosaïques présentes en Syrie aujourd’hui. Il s’agira pour lui de les repenser d’un point de vue contemporain. Le point de départ est fourni par la lecture d’un article à propos d’un groupe de jeunes qui se sont engagés dans la protection des mosaïques du Maarat al-Nouman.
Maarat al-Nouman est une ville de Syrie dans la province d'Idleb. La ville actuelle possède un musée abritant des mosaïques retrouvées dans les «villes mortes», aménagé dans un caravansérail ottoman datant de 1563. Elle fut le théâtre de nombreux affrontements opposant l’Armée syrienne libre aux djihadistes du Front al-Nosra et de Jound al-Aqsa (2016). Maarat al-Nouman passe ensuite sous le contrôle de Hayat Tahrir al-Cham en juin 2017, puis passe aux mains de Jabhat Tahrir Souriya le 21 février 2018. Hayat Tahrir al-Cham reprend cependant le contrôle de la région en janvier 2019. En ruine et abandonnée par presque toute sa population, Maarat al-Nouman est reconquise par l'armée syrienne et ses alliés le 29 janvier 2020.
L’article l’interpelle parce que ces jeunes y sont décrits comme de «Monuments Men» qui est une expression ayant servi à désigner un groupe d’hommes chargés de trouver et de sauvegarder des œuvres d’art et autres objets d’importance culturelle avant que les nazis ne les détruisent ou ne les volent, pendant la Seconde Guerre mondiale. Il cherche à se mettre en contact avec eux et parvient à Abou Farid, l'inspecteur en archéologie et conservateur du musée Maarat al-Nouman, avec qui il réalise la vidéo qui clôt le parcours de l’exposition, qui sert de récapitulatif à ce vaste ensemble et qui pose des questions à la fois politiques et techniques en rapport avec la conservation des œuvres: comment regarder la reproduction comme une réponse possible à la destruction des œuvres?
À partir d’un ensemble de photos documentant les faits, Abou Farid explique ce qui se passait au musée de Maarat al-Nouman. C’est à partir de cet ensemble de photos que Mismar a créé la mosaïque inaugurale qui montre Ahmad et Akram emballant la mosaïque représentant Hercule et qui se trouve derrière eux pendant qu’ils posent pour la photo, d’où le titre «Ahmad and Akram Protecting Herculis». En plus d’inscrire une scène tout à fait contemporaine dans un mode de représentation appartenant à l’histoire ancienne, la mosaïque d’Ahmad et Akram opère par détournement: l’espace qui célèbre normalement des figures héroïques comme celle d’Hercule se voit ici détourné de sa finalité pour célébrer d’autres héros comme Ahmad et Akram puisque, dans cette situation précisément, c’est Hercule qui eut besoin de leur protection.
D’autres mosaïques couvrent les murs et le sol de l’espace d’exposition. Il y est également question de représentation de la représentation, voire de représentation de la représentation d’une représentation et d’objets qui, par leur existence même, documentent la perte de l’objet tout en se substituant à lui, opérant déplacements et détournements. Ces objets, qui se tiennent également comme des stèles, ressemblent aux épitaphes d’un monde disparu. Certaines font également appel à la dimension allégorique, ce qui est une manière de réactiver, dans un registre politique récent, une figure de rhétorique (trope) ancienne. Il en est de même des tentatives de «pixelliser» la surface travaillée. À la croisée des vocabulaires esthétiques anciens et contemporains, faisant appel à une culture visuelle relevant à la fois de l’imagerie populaire et du patrimoine artistique, le travail opère par condensation des temps et des espaces, mais permet aussi, et en même temps, une mise à distance des images et leur allégorisation, le tout dans une scénographie flottante où les objets qui se voient assignés à des espaces transitoires (murs dénudés ou incomplets) ou simplement posés à terre ou contre le mur en vue d’autres migrations de sens ou déplacements imminents où leur statut n’est pas définitif.
C’est donc un travail profondément poétique, politique, esthétique et éminemment critique que Omar Mismar expose au Beirut Art center jusqu’au 1er octobre 2022.
Omar Mismar est un artiste visuel basé à Beyrouth. Sa pratique est axée sur des projets qui mettent en œuvre les liens entre art et politique et esthétique du désastre. Il a participé à des expositions au San José Museum of Art, San José (2018), Tabakalera, San Sebastian (2018), la Fondation MMAG, Amman (2018), MoMA, New York (2018), Home Works 8, Ashkal Alwan, Beyrouth (2019), Oakland Museum, Californie (2020) entre autres. Mismar enseigne les arts visuels à l'Université américaine de Beyrouth.
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