Trêve de regrets. Voici un premier échantillon de la rubrique, provoqué par un article d’Anne Applebaum paru la semaine dernière en couverture de l’Atlantic, un article qui fait beaucoup de bruit, à juste titre. «Les autocrates sont en train de gagner, the bad guys are winning .» Avec l’ouvrage qui le précède, the Twilight of Democracy (Le Crépuscule de la démocratie, 2020), l’historienne-journaliste développe le thème du succès grandissant des «hommes forts» dans la domination de la planète. Quant au livre, il offre des vignettes de la montée autocrate dans plusieurs pays occidentaux, principalement. Il est surtout descriptif et finit sur le constat d’un cycle démocratie-autoritarisme qui caractériserait l’histoire.
L’article est plus combatif. Il omet les vieux dictateurs, je veux dire les autocrates au pouvoir depuis vingt ans ou plus, style Assad (Syrie) ou Khameneï (Iran), ou encore l’autre «leader» du peuple, Nazarabaïev (Kazakhstan) ; personne ne disputera leur tyrannie. En image de couverture, par contre, apparaissent les plus-ou-moins «élus», Maduro (Venezuela), Loukachenko (Biélorussie), Poutine (Russie), Xi (Chine), Erdogan (Turquie). On peut leur ajouter aisément Bolsonaro (Brésil), Modi (Inde), Duterte (Philippines), Orban (Hongrie), Sissi (Egypte), Ortega (Nicaragua), même Aoun (de l’insignifiant petit Liban), et bien d’autres encore au pouvoir pour un moment, ainsi que ceux qui n’y sont plus en dépit de leur détermination à s’accrocher à leur chaise toute leur vie. Tel est le cas de Trump ou de Berlusconi.
Dans cet article, l’historienne conservatrice montre avec force illustrations comment l’autocratie continue de monter au firmament du pouvoir sur l’ensemble de la planète. Son analyse, riche en exemples interconnectés, rejoint les recensements les plus sobres, tels celui de Freedom House, ou plus récemment d’Idea International, sur le nombre d’Etats dans le monde où la dictature s’établit durablement contre une florescence démocratique qui s’étend de 1989 à 2006. La date de 2006, cher lecteur libanais, tu t’en rappelles. C’est l’année où le petit dictateur-en-herbe Emile Lahoud a réussi à rester au pouvoir envers et contre la révolution du Cèdre. Dans l’article, comme dans son livre, l’auteure réussit à connecter les points de ce que nous pressentons tous.
Appelbaum offre une première réponse. Il faut d’abord rendre compte de manière convaincante de l’universalité du phénomène, et son interactivité. L’axe des autocrates s’auto-soutient. Il est réel, et il est mondial. Les autocrates apprennent les uns des autres, souvent plus rapidement que les défenseurs de la démocratie. C’est le point fort, nouveau, de l’article qui le rendra plus mémorable que son ouvrage de l’année dernière, principalement descriptif.
Moins puissante que son constat de son interaction planétaire est l’analyse de la nature de ce phénomène mondial. La littérature contemporaine est riche de dizaines d’ouvrages, généraux et particuliers, de ces «hommes forts». J’ai suivi dans la mesure du possible cette analyse un peu essoufflée tant elle courait derrière un phénomène qui la troublait par son aspect nouveau qui est l’emprunt d’autocrates-en-devenir d’élections quand elle leur sert, ou de la liberté d’expression qu’ils mettent en cause sans toujours passer le pas de la répression ouverte.
J’ai tenté une synthèse de cette littérature un peu floue par l’injection de l’élément «en devenir» sur des analyses qui restaient souvent ébranlées par la catégorie «populiste». En devenir de quoi, eh bien en devenir de dictateur, c’est-à-dire en devenir de rester au pouvoir à vie. Le tyran, le dictateur, est un populiste qui a réussi. Le fascisme en est le premier exemple de masse dans l’histoire moderne, et les autocraties actuelles en sont des succédanés.
Contrairement à la différence que soulignent des auteurs de calibre mondial comme Pierre Rosanvallon à Paris ou Adam Roberts à Oxford, le phénomène populiste n’est autre qu’un fascisme-en-devenir. Je ne pense plus qu’il y ait une différence de nature. Le populiste est un autocrate qui n’a pas (encore) réussi à asseoir son autocratie. Les analyses de «l’homme fort» qu’on lit dans tous ces ouvrages sont perclus par une définition figée de l’autocrate, alors qu’il faut toujours le percevoir dans la durée historique de ce que Brecht avait si bien montré dans La résistible ascension d’Arturo Ui (1941) : «autocrates» ou «dictateurs-en-devenir», donc résistibles. «Dictateurs avant la lettre», lorsqu’il faut contempler une élection prochaine qui n’est pas tout à fait acquise mais qu’il leur faut gagner par la force et exclure tout rival. Autocrate-en-devenir, lorsqu’ils arrivent au pouvoir par les urnes, déterminés à ne plus le laisser s’échapper, que l’appel aux urnes suive ou pas.
Dans un certain sens, les autocrates sont toujours en devenir : même s’ils apparaissent bien assis sur leur trône, le nombre de tyrans soudainement évincés jonche l’histoire. Et quand l’autocrate-en-devenir rate le coche, par exemple avec Trump aux élections de 2020, il dénonce le scrutin et continue à caresser l’histoire à rebrousse-poil pour se remettre en selle. La question urgente que cette trajectoire pose à la démocratie est comment empêcher son succès sans verser dans l’autocratie. De mon recoin beyrouthin, je continue à avancer la nécessité de ne pas laisser impunies les attaques patentes contre la démocratie par Donald Trump tout au long de son mandat, couronnées par la tentative de putsch le 6 janvier. Tant que la justice américaine le laisse impuni, la démocratie américaine reste en danger.
Retour au niveau planétaire. On peut prédire que l’article d’Anne Applebaum marquera l’histoire intellectuelle au même titre que les deux articles célèbres de Francis Fukuyama sur «la fin de l’histoire» (1989) et celui de Samuel Huntington sur «le choc des civilisations» (1993). Ou encore celui de Fareed Zakaria, l’autre chantre d’un diagnostic célèbre dans nos milieux un peu cosmopolites, celui de la «montée de la démocratie illibérale». Pour faire vite, tous les trois ont raté l’essence du phénomène exprimé par Applebaum. Dans le cas de Fukuyama, la promesse de 1989 n’a pas tenu. Huntington a confondu une bataille principalement engrangée dans l’Etat-Nation avec de vagues civilisations qui cachaient juste l’Islam ; et la «démocratie illibérale» est un oxymoron. Elle n’existe pas car la démocratie n’a jamais été définie par le pouvoir absolu de la majorité. Ensemble, tous les quatre, ils tracent cependant une faille dans l’histoire : autoritarisme contre démocratie, tyrannie contre liberté, et ils sont tous du bon côté des anges.
L'Iran résistant
Il manque une pièce essentielle à cette quête : comment faire triompher le bon côté de l’histoire, alors que les hommes forts sont en passe de gagner la partie? Tôt dans son mandat, le 28 avril 2021, lors d’une séance conjointe des deux chambres du Congrès, Joseph Biden a repris ce constat d’un monde désormais binaire, en situant le conflit mondial dominant entre la démocratie et l’autoritarisme. Le diagnostic est juste, mais c’est le détail qui compte, et la stratégie entreprise. Un sommet promis sur la démocratie est utile, mais il risque fort de tomber dans les généralités.
Que faire? La liste est longue. D’abord, traduire Donald Trump en justice, et pas ses médiocres petits acolytes qui ont assailli le Capitole. Et le traduire en justice, pas devant une commission parlementaire qui est par essence politique. En dehors, voici deux exemples récents où l’Amérique peut faire, et ne fait pas.
Encore une fois, la semaine passée, la quatrième fois en dix ans, le peuple iranien s’est retrouvé dans la rue contre son gouvernement, et Ispahan a respiré quelques heures de liberté. L’Amérique, les pays occidentaux, ont encore une fois, la quatrième, perdu une occasion créée par le courage des peuples iraniens. L’Iran résistant est retombé en léthargie. Et dans notre vaillant Liban, pas plus tard qu’hier, les plus belles franges de la société libanaise offraient une image libre, face à un spectacle affligeant de trois gérontocrates sur leurs chaises en velours à Baabda, dans une société courageuse en marche contre l’autoritarisme. Nulle trace de gouvernements démocrates à ses côtés, alors que le ministre libanais des Affaires étrangères caracolait en Russie chez l’un des dirigeants les plus cruels de la planète.
Anne Applebaum «connected the dots» de l’autocratie. Il nous faut connecter les points bien plus épars de la démocratie, tous les jours un peu plus, toujours de manière plus créative, dans un réseau planétaire assez dense pour écraser l’infâme.
L’article est plus combatif. Il omet les vieux dictateurs, je veux dire les autocrates au pouvoir depuis vingt ans ou plus, style Assad (Syrie) ou Khameneï (Iran), ou encore l’autre «leader» du peuple, Nazarabaïev (Kazakhstan) ; personne ne disputera leur tyrannie. En image de couverture, par contre, apparaissent les plus-ou-moins «élus», Maduro (Venezuela), Loukachenko (Biélorussie), Poutine (Russie), Xi (Chine), Erdogan (Turquie). On peut leur ajouter aisément Bolsonaro (Brésil), Modi (Inde), Duterte (Philippines), Orban (Hongrie), Sissi (Egypte), Ortega (Nicaragua), même Aoun (de l’insignifiant petit Liban), et bien d’autres encore au pouvoir pour un moment, ainsi que ceux qui n’y sont plus en dépit de leur détermination à s’accrocher à leur chaise toute leur vie. Tel est le cas de Trump ou de Berlusconi.
Dans cet article, l’historienne conservatrice montre avec force illustrations comment l’autocratie continue de monter au firmament du pouvoir sur l’ensemble de la planète. Son analyse, riche en exemples interconnectés, rejoint les recensements les plus sobres, tels celui de Freedom House, ou plus récemment d’Idea International, sur le nombre d’Etats dans le monde où la dictature s’établit durablement contre une florescence démocratique qui s’étend de 1989 à 2006. La date de 2006, cher lecteur libanais, tu t’en rappelles. C’est l’année où le petit dictateur-en-herbe Emile Lahoud a réussi à rester au pouvoir envers et contre la révolution du Cèdre. Dans l’article, comme dans son livre, l’auteure réussit à connecter les points de ce que nous pressentons tous.
L'axe des autocrates s'auto-soutient
Appelbaum offre une première réponse. Il faut d’abord rendre compte de manière convaincante de l’universalité du phénomène, et son interactivité. L’axe des autocrates s’auto-soutient. Il est réel, et il est mondial. Les autocrates apprennent les uns des autres, souvent plus rapidement que les défenseurs de la démocratie. C’est le point fort, nouveau, de l’article qui le rendra plus mémorable que son ouvrage de l’année dernière, principalement descriptif.
Moins puissante que son constat de son interaction planétaire est l’analyse de la nature de ce phénomène mondial. La littérature contemporaine est riche de dizaines d’ouvrages, généraux et particuliers, de ces «hommes forts». J’ai suivi dans la mesure du possible cette analyse un peu essoufflée tant elle courait derrière un phénomène qui la troublait par son aspect nouveau qui est l’emprunt d’autocrates-en-devenir d’élections quand elle leur sert, ou de la liberté d’expression qu’ils mettent en cause sans toujours passer le pas de la répression ouverte.
J’ai tenté une synthèse de cette littérature un peu floue par l’injection de l’élément «en devenir» sur des analyses qui restaient souvent ébranlées par la catégorie «populiste». En devenir de quoi, eh bien en devenir de dictateur, c’est-à-dire en devenir de rester au pouvoir à vie. Le tyran, le dictateur, est un populiste qui a réussi. Le fascisme en est le premier exemple de masse dans l’histoire moderne, et les autocraties actuelles en sont des succédanés.
Contrairement à la différence que soulignent des auteurs de calibre mondial comme Pierre Rosanvallon à Paris ou Adam Roberts à Oxford, le phénomène populiste n’est autre qu’un fascisme-en-devenir. Je ne pense plus qu’il y ait une différence de nature. Le populiste est un autocrate qui n’a pas (encore) réussi à asseoir son autocratie. Les analyses de «l’homme fort» qu’on lit dans tous ces ouvrages sont perclus par une définition figée de l’autocrate, alors qu’il faut toujours le percevoir dans la durée historique de ce que Brecht avait si bien montré dans La résistible ascension d’Arturo Ui (1941) : «autocrates» ou «dictateurs-en-devenir», donc résistibles. «Dictateurs avant la lettre», lorsqu’il faut contempler une élection prochaine qui n’est pas tout à fait acquise mais qu’il leur faut gagner par la force et exclure tout rival. Autocrate-en-devenir, lorsqu’ils arrivent au pouvoir par les urnes, déterminés à ne plus le laisser s’échapper, que l’appel aux urnes suive ou pas.
Dans un certain sens, les autocrates sont toujours en devenir : même s’ils apparaissent bien assis sur leur trône, le nombre de tyrans soudainement évincés jonche l’histoire. Et quand l’autocrate-en-devenir rate le coche, par exemple avec Trump aux élections de 2020, il dénonce le scrutin et continue à caresser l’histoire à rebrousse-poil pour se remettre en selle. La question urgente que cette trajectoire pose à la démocratie est comment empêcher son succès sans verser dans l’autocratie. De mon recoin beyrouthin, je continue à avancer la nécessité de ne pas laisser impunies les attaques patentes contre la démocratie par Donald Trump tout au long de son mandat, couronnées par la tentative de putsch le 6 janvier. Tant que la justice américaine le laisse impuni, la démocratie américaine reste en danger.
Retour au niveau planétaire. On peut prédire que l’article d’Anne Applebaum marquera l’histoire intellectuelle au même titre que les deux articles célèbres de Francis Fukuyama sur «la fin de l’histoire» (1989) et celui de Samuel Huntington sur «le choc des civilisations» (1993). Ou encore celui de Fareed Zakaria, l’autre chantre d’un diagnostic célèbre dans nos milieux un peu cosmopolites, celui de la «montée de la démocratie illibérale». Pour faire vite, tous les trois ont raté l’essence du phénomène exprimé par Applebaum. Dans le cas de Fukuyama, la promesse de 1989 n’a pas tenu. Huntington a confondu une bataille principalement engrangée dans l’Etat-Nation avec de vagues civilisations qui cachaient juste l’Islam ; et la «démocratie illibérale» est un oxymoron. Elle n’existe pas car la démocratie n’a jamais été définie par le pouvoir absolu de la majorité. Ensemble, tous les quatre, ils tracent cependant une faille dans l’histoire : autoritarisme contre démocratie, tyrannie contre liberté, et ils sont tous du bon côté des anges.
L'Iran résistant
Il manque une pièce essentielle à cette quête : comment faire triompher le bon côté de l’histoire, alors que les hommes forts sont en passe de gagner la partie? Tôt dans son mandat, le 28 avril 2021, lors d’une séance conjointe des deux chambres du Congrès, Joseph Biden a repris ce constat d’un monde désormais binaire, en situant le conflit mondial dominant entre la démocratie et l’autoritarisme. Le diagnostic est juste, mais c’est le détail qui compte, et la stratégie entreprise. Un sommet promis sur la démocratie est utile, mais il risque fort de tomber dans les généralités.
Que faire? La liste est longue. D’abord, traduire Donald Trump en justice, et pas ses médiocres petits acolytes qui ont assailli le Capitole. Et le traduire en justice, pas devant une commission parlementaire qui est par essence politique. En dehors, voici deux exemples récents où l’Amérique peut faire, et ne fait pas.
Encore une fois, la semaine passée, la quatrième fois en dix ans, le peuple iranien s’est retrouvé dans la rue contre son gouvernement, et Ispahan a respiré quelques heures de liberté. L’Amérique, les pays occidentaux, ont encore une fois, la quatrième, perdu une occasion créée par le courage des peuples iraniens. L’Iran résistant est retombé en léthargie. Et dans notre vaillant Liban, pas plus tard qu’hier, les plus belles franges de la société libanaise offraient une image libre, face à un spectacle affligeant de trois gérontocrates sur leurs chaises en velours à Baabda, dans une société courageuse en marche contre l’autoritarisme. Nulle trace de gouvernements démocrates à ses côtés, alors que le ministre libanais des Affaires étrangères caracolait en Russie chez l’un des dirigeants les plus cruels de la planète.
Anne Applebaum «connected the dots» de l’autocratie. Il nous faut connecter les points bien plus épars de la démocratie, tous les jours un peu plus, toujours de manière plus créative, dans un réseau planétaire assez dense pour écraser l’infâme.
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