L’amour de transfert, entre névrose et «amour inouï»
L’amour de l’analyste est le terrain sécurisé, propice à ce que le patient puisse engager en toute spontanéité le précieux transfert, au nom duquel il libérera son discours le plus intime. En émergeront les coordonnées de son histoire, les identifications présidant à sa vie, puis, progressivement, les mots inédits dans lesquels il viendra se reconnaître comme sujet.

Le transfert repose la question de l’amour. Chacun l’investit avec sa manière d’aimer, déclinée sur toute la palette des affects possibles: de l’adoration ravie à l’hostilité passionnelle, en passant par l’indifférence affichée, la froide rationalité, la provocation ludique, la revendication agressive, la réserve extrême, l’abandon confiant, la sérénité heureuse; toutes ces colorations pouvant varier dans le temps, selon différentes phases du lien. Chacun amène aussi dans le transfert ce que sa manière d’aimer comporte de nœuds irrésolus, de scénarios d’échecs récurrents, de dilemmes et paradoxes inconscients.

Névrose de transfert, tel est le concept élaboré par Freud en 1920 pour désigner ce phénomène. Pour reprendre les termes de sa définition d’alors, la névrose de transfert est une reproduction de la névrose infantile, provoquée par le fait que le lien avec le psychanalyste remet en jeu les exigences et les déceptions passionnelles ayant inévitablement marqué les liens primordiaux de notre enfance. Que tout transfert porte en lui une dimension de répétition implique que certains des affects venant s’y produire ne diffèrent en rien des affects d’origine éprouvés à l’égard des figures de l’Autre. Cet Autre, comme partenaire affectif inaugural, est d’abord incarné par nos parents, puis réinstitué à notre insu dans nos liens tout au long de notre vie.

Le psychanalyste n’échappant pas à la règle, il représente, au regard de la névrose de transfert, une prolongation ou une extension des figures de l’Autre parental. Il peut alors voir se transférer, c’est-à-dire se reporter sur lui, les données de l’économie affective du patient telle qu’elle s’est constituée depuis l’origine. Cette économie affective est un système subjectif pour grande part inconscient, auquel le patient est soumis et dont il ne se satisfait pas.

Si le transfert avait pour destin de rester pris lui aussi dans la répétition, il n’y aurait pas de psychanalyse possible, puisqu’elle s’échouerait à l’infini sur le même écueil. Ne faisant que programmer la reproduction des impasses antérieures affectant la vie du patient, et ne lui présentant, en la figure du psychanalyste, qu’une réincarnation des fantômes du passé, la cure serait inapte à générer la révolution de l’issue.

Or l’une des actions du psychanalyste, auquel incombent la direction de la cure et le maniement du transfert, consiste au contraire à produire l’événement dans le lien grâce auquel le patient verra s’ouvrir d’autres voies que celle consistant à répéter sans fin sa tragédie de l’amour. Un tel événement n’est pas un instantané, bien sûr, mais une résultante continue des forces que le désir de l’analyste opposera à la névrose de transfert pour sa résolution.


Le psychanalyste ne prend pas les choses pour lui, mais s’offre à ce qu’elles passent par lui

Dans cette optique, le psychanalyste commence par accepter le transfert comme il se présente. Il consent à se faire le support de la figure de l’Autre telle que le patient la convoque, mais avec un écart. Cet écart consiste à savoir que, dans ce qui est reporté sur lui, ce n’est pas sa propre personne qui se trouve mise en cause. La névrose de transfert est un artifice de la cure qui appelle de vrais affects, positifs comme négatifs, dont le psychanalyste accepte d’accueillir les manifestations, à titre expérimental en quelque sorte, pour permettre qu’elle se résolve.

Que le psychanalyste ne prenne pas les choses pour lui, mais s’offre à ce qu’elles passent par lui garantit la liberté de mouvement des deux protagonistes, la sienne comme celle du patient. Du côté du patient, l’enjeu est de permettre la libre émergence de l’Autre dont il est question dans son inconscient, c’est-à-dire de faire apparaître à découvert les différents visages des fantômes qui le hantent. En tant que psychanalyste, il s’agit de garder une liberté de manœuvre permettant de produire les interventions requises par la conduite de la cure sans se sentir personnellement agressé ou angoissé par l’intensité de l’amour de transfert.

Dans cette forme de laboratoire affectif qu’est le transfert, où un amour authentique se reproduit pour le patient, la parole du psychanalyste amènera d’autres réponses que celles qui, venant de l’Autre parental, avaient durablement enchaîné ou ravagé l’enfant qu’il était, qu’il est encore pour l’inconscient. De ces effets de surprise et d’invention causés par la présence agissante du psychanalyste émergeront une vision nouvelle de son histoire affective et la possibilité d’en écrire autrement les chapitres futurs.
Ainsi, l’amour de transfert est un amour présentant certains traits communs à l’amour tel que nous le connaissons, mais aussi un amour différent de tout autre, du fait qu’il met en jeu le savoir de l’inconscient. Ce savoir de l’inconscient qu’est supposé détenir le psychanalyste le distingue de tous les praticiens de la sphère des disciplines liées au psychique.

L’amour de transfert est un amour nouveau – «amour inouï» a dit Lacan – dont un patient fait l’expérience dans la cure. La demande du patient au psychanalyste ne s’en tiendra donc pas à la seule demande d’être aimé, qui caractérise tout amour; elle sera aussi demande d’interprétation de son inconscient, dont l’aboutissement lui permettra de savoir qui il est et ce qu’il désire. C’est ce savoir sur son être, savoir de l’inconscient, qui ensuite le rendra libre, lui mettant entre les mains une boussole, indéfectible et unique, pour la conduite de sa vie.
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