©Pierres et encres dichromes, et entrelacs dans une chhimto maronite et au sérail Bellama à Salima. ©Amine Jules Iskandar
Du manuscrit à l’architecture, du parchemin à la pierre et de la plume de l’enlumineur au ciseau du sculpteur, nous pouvons suivre le périple des formes et des images, abstraites ou figuratives, géométriques, animales ou végétales.
Le soir du 6 février de l’an de grâce 586, le moine Rabboula achevait et datait le colophon de l’évangéliaire syriaque qui portera son nom (Codex Rabulensis). Penché à la lueur de sa chandelle, pouvait-il alors imaginer que plus de mille ans plus tard, ses arcades sur fines colonnes agrémentées de volatiles allaient continuer à orner les maisons, les églises et les sérails du Liban? Chaque enluminure, chaque oiseau, les guillochis et les entrelacs des manuscrits ont traversé le Moyen Âge pour venir ciseler la pierre et lui donner vie.
C’est dans les arts, sous toutes leurs formes, que s’exprime l’imaginaire et que se dessine l’ineffable. Les sensibilités, les croyances et les aspirations les plus profondes y prennent forme pour épanouir l’esprit. En peinture ou en sculpture, en architecture ou en musique, c’est l’héritage culturel qui se réinvente et se cristallise pour s’inviter dans le quotidien de l’Homme. Les arts émerveillent par leur perméabilité et par leur aptitude à s’entrecroiser. Ils se nourrissent les uns des autres et puisent dans leurs répertoires respectifs afin de s’enrichir et de se dépasser. Du manuscrit à l’architecture, du parchemin à la pierre et de la plume de l’enlumineur au ciseau du sculpteur, nous pouvons suivre le périple des formes et des images, abstraites ou figuratives, géométriques, animales ou végétales.
Les manuscrits syriaques sont ornés de toutes sortes de volatiles identiques à ceux qui constituent le thème le plus répandu dans l’architecture au Liban. Nous les retrouvons sur les tympans de portes, les frontons de fenêtres, les créneaux des sérails, et jusque sur les meubles en bois. Ils paraient déjà les murs des tombes phéniciennes et romaines où, avec les plantes et les fontaines, ils symbolisaient la vie après mort. L’art chrétien les a repris à son compte sur les plages marginales de ses manuscrits, entre les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Volatils du portail et des créneaux du sérail Joumblatt à Mokhtara. ©Amine Jules Iskandar
Le plus fascinant dans ce processus de mimétisme, c’est la reprise, par l’architecture libanaise, des peintures du Codex Rabulensis jusque dans leurs moindres détails. En observant judicieusement une fenêtre géminée, nous constatons la finesse de la colonne qui sépare les deux arcades. Celle-ci est tellement fine qu’elle ne peut en aucun cas supporter la charge de la façade qui la surmonte. Pour cette raison, il a été fait appel à un arc de décharge dont la fonction est de dévier le poids de la maçonnerie supérieure. L’espace restant, entre la double arcade et l’arc de décharge qui la surmonte, n’ayant plus aucune fonction structurelle, sera donc allégé par le percement d’une rosace. Ce phénomène se répète partout dans le Codex de Rabboula dévoilant le processus de mimétisme lorsque le manuscrit du VIe siècle avait déjà recopié l’architecture de son époque. Les miniatures représentent tous ces détails avec les arcades, les fines colonnes, les arcs de décharges, les rosaces ajourées et les volatiles en guise d’ornementation. Aux XVIe et XVIIe siècles, c’est le phénomène inverse qui s’est produit lorsque les architectes libanais se sont mis à reproduire les formes et les thèmes des manuscrits de leur Église.
La période de la fin du XVIe et du début du XVIIe, celle du règne de Fakhreddine II le Grand (1590-1635), a connu la renaissance culturelle et artistique initiée par le Collège maronite de Rome qui venait d’être fondé, en 1584. La coïncidence entre la stabilité assurée par le prince et la prospérité intellectuelle générée par le Collège a engendré un développement architectural inédit depuis la fin des États latins du Levant. L’architecture libanaise s’est agrémentée d’arcades et de fenêtres géminées.
Mandalouns dichromes, avec oiseau de profil et oiseau de face à Beit-Merré. ©Amine Jules Iskandar
Cette phase correspondait aussi précisément à la propagation d’un nouvel instrument de musique à corde. Vers le XVIe siècle, en France, la guiterne médiévale des troubadours avait fini par évoluer pour donner la mandorle, puis, en Italie, la mandoline, un instrument muni de six chœurs. Chaque chœur consistant en une double-corde est devenu le trait distinctif de la mandoline. Cette particularité de gémination a impliqué une association entre cet instrument et la fenêtre en double arcade qui a fini par porter son nom libanisé en mandaloun.
Joueur de mandoline, école de troubadours, circa 1850, huile sur bois (photo prise du site Proantic.com), et mandoline à 4 chœurs.
Partout où ces mandalouns apparaissent, ils présentent leurs deux arcades portées par une fine colonnette et surmontées de l’arc de décharge. Et comme dans le Codex de Rabboula, une rosace ajourée et parfois des volatiles viennent agrémenter la composition. Deux vestiges de sérails à Beit-Merré présentent encore leur mandaloun dans un jeu d’alternance de couleurs de pierre, avec leur rosace finement ciselée et leurs oiseaux, de face pour l’un et de profil pour l’autre. Les entrelacs des rosaces se retrouvent également dans les croix des manuscrits syriaques, alors que l’alternance des couleurs se fait par l’introduction de l’encre rouge par le calligraphe et de la pierre ocre par le maître maçon.
Une chhimto (livre des prières ordinaires) maronite montre bien comment le jeu des entrelacs s’est développé à partir d’une croix sur gradins. De là, il est allé dessiner les formes des chaînes qui se reproduisent sur les sérails du Liban, comme à Salima. Ici s’affiche aussi l’alternance des couleurs de pierres blanches et ocres dans toute leur beauté, renvoyant encore à la chhimto où, sous la croix à gradins, le texte se développe entre les lignes d’écritures rouges et noires.
Rosaces et entrelacs, arcades et oiseaux, formes et couleurs, tout cela épouse aussi bien l’écriture que l’architecture dans un imaginaire qui embrasse les différentes expressions de l’art en traversant leurs supports respectifs. Cet imaginaire remonte bien plus loin que ce que l’on voudrait penser. «Le haut Moyen Âge est à peine l’Occident, disait André Malraux, c’est la forêt d’un Orient qui connaît les chants syriaques avant de recevoir les chapes byzantines.»
Volatils d’une maison à Hadat et d’une église à Gosta. ©Amine Jules Iskandar
Le soir du 6 février de l’an de grâce 586, le moine Rabboula achevait et datait le colophon de l’évangéliaire syriaque qui portera son nom (Codex Rabulensis). Penché à la lueur de sa chandelle, pouvait-il alors imaginer que plus de mille ans plus tard, ses arcades sur fines colonnes agrémentées de volatiles allaient continuer à orner les maisons, les églises et les sérails du Liban? Chaque enluminure, chaque oiseau, les guillochis et les entrelacs des manuscrits ont traversé le Moyen Âge pour venir ciseler la pierre et lui donner vie.
C’est dans les arts, sous toutes leurs formes, que s’exprime l’imaginaire et que se dessine l’ineffable. Les sensibilités, les croyances et les aspirations les plus profondes y prennent forme pour épanouir l’esprit. En peinture ou en sculpture, en architecture ou en musique, c’est l’héritage culturel qui se réinvente et se cristallise pour s’inviter dans le quotidien de l’Homme. Les arts émerveillent par leur perméabilité et par leur aptitude à s’entrecroiser. Ils se nourrissent les uns des autres et puisent dans leurs répertoires respectifs afin de s’enrichir et de se dépasser. Du manuscrit à l’architecture, du parchemin à la pierre et de la plume de l’enlumineur au ciseau du sculpteur, nous pouvons suivre le périple des formes et des images, abstraites ou figuratives, géométriques, animales ou végétales.
Les volatiles
Les manuscrits syriaques sont ornés de toutes sortes de volatiles identiques à ceux qui constituent le thème le plus répandu dans l’architecture au Liban. Nous les retrouvons sur les tympans de portes, les frontons de fenêtres, les créneaux des sérails, et jusque sur les meubles en bois. Ils paraient déjà les murs des tombes phéniciennes et romaines où, avec les plantes et les fontaines, ils symbolisaient la vie après mort. L’art chrétien les a repris à son compte sur les plages marginales de ses manuscrits, entre les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Volatils du portail et des créneaux du sérail Joumblatt à Mokhtara. ©Amine Jules Iskandar
La double baie
Le plus fascinant dans ce processus de mimétisme, c’est la reprise, par l’architecture libanaise, des peintures du Codex Rabulensis jusque dans leurs moindres détails. En observant judicieusement une fenêtre géminée, nous constatons la finesse de la colonne qui sépare les deux arcades. Celle-ci est tellement fine qu’elle ne peut en aucun cas supporter la charge de la façade qui la surmonte. Pour cette raison, il a été fait appel à un arc de décharge dont la fonction est de dévier le poids de la maçonnerie supérieure. L’espace restant, entre la double arcade et l’arc de décharge qui la surmonte, n’ayant plus aucune fonction structurelle, sera donc allégé par le percement d’une rosace. Ce phénomène se répète partout dans le Codex de Rabboula dévoilant le processus de mimétisme lorsque le manuscrit du VIe siècle avait déjà recopié l’architecture de son époque. Les miniatures représentent tous ces détails avec les arcades, les fines colonnes, les arcs de décharges, les rosaces ajourées et les volatiles en guise d’ornementation. Aux XVIe et XVIIe siècles, c’est le phénomène inverse qui s’est produit lorsque les architectes libanais se sont mis à reproduire les formes et les thèmes des manuscrits de leur Église.
La période de la fin du XVIe et du début du XVIIe, celle du règne de Fakhreddine II le Grand (1590-1635), a connu la renaissance culturelle et artistique initiée par le Collège maronite de Rome qui venait d’être fondé, en 1584. La coïncidence entre la stabilité assurée par le prince et la prospérité intellectuelle générée par le Collège a engendré un développement architectural inédit depuis la fin des États latins du Levant. L’architecture libanaise s’est agrémentée d’arcades et de fenêtres géminées.
Mandalouns dichromes, avec oiseau de profil et oiseau de face à Beit-Merré. ©Amine Jules Iskandar
La mandoline
Cette phase correspondait aussi précisément à la propagation d’un nouvel instrument de musique à corde. Vers le XVIe siècle, en France, la guiterne médiévale des troubadours avait fini par évoluer pour donner la mandorle, puis, en Italie, la mandoline, un instrument muni de six chœurs. Chaque chœur consistant en une double-corde est devenu le trait distinctif de la mandoline. Cette particularité de gémination a impliqué une association entre cet instrument et la fenêtre en double arcade qui a fini par porter son nom libanisé en mandaloun.
Joueur de mandoline, école de troubadours, circa 1850, huile sur bois (photo prise du site Proantic.com), et mandoline à 4 chœurs.
Le mandaloun
Partout où ces mandalouns apparaissent, ils présentent leurs deux arcades portées par une fine colonnette et surmontées de l’arc de décharge. Et comme dans le Codex de Rabboula, une rosace ajourée et parfois des volatiles viennent agrémenter la composition. Deux vestiges de sérails à Beit-Merré présentent encore leur mandaloun dans un jeu d’alternance de couleurs de pierre, avec leur rosace finement ciselée et leurs oiseaux, de face pour l’un et de profil pour l’autre. Les entrelacs des rosaces se retrouvent également dans les croix des manuscrits syriaques, alors que l’alternance des couleurs se fait par l’introduction de l’encre rouge par le calligraphe et de la pierre ocre par le maître maçon.
Les entrelacs
Une chhimto (livre des prières ordinaires) maronite montre bien comment le jeu des entrelacs s’est développé à partir d’une croix sur gradins. De là, il est allé dessiner les formes des chaînes qui se reproduisent sur les sérails du Liban, comme à Salima. Ici s’affiche aussi l’alternance des couleurs de pierres blanches et ocres dans toute leur beauté, renvoyant encore à la chhimto où, sous la croix à gradins, le texte se développe entre les lignes d’écritures rouges et noires.
Rosaces et entrelacs, arcades et oiseaux, formes et couleurs, tout cela épouse aussi bien l’écriture que l’architecture dans un imaginaire qui embrasse les différentes expressions de l’art en traversant leurs supports respectifs. Cet imaginaire remonte bien plus loin que ce que l’on voudrait penser. «Le haut Moyen Âge est à peine l’Occident, disait André Malraux, c’est la forêt d’un Orient qui connaît les chants syriaques avant de recevoir les chapes byzantines.»
Volatils d’une maison à Hadat et d’une église à Gosta. ©Amine Jules Iskandar
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