Erick Bonnier : « Je suis si triste de ce qui se passe depuis le 4 août 2020 »
Vous vous êtes spécialisé sur le monde arabo-musulman. Comment est née cette orientation ou cette grande interrogation à laquelle vous avez voulu apporter certaines réponses ?

J’ai démarré mon métier de grand reporter photographe avec la Révolution roumaine en 1989. Les questions d’actualité liées à l’Histoire m’ont toujours passionné. Suite à cet événement, j’ai eu la chance de découvrir la Libye grâce au Professeur André Laronde, archéologue français qui avait une mission archéologique sur place. Ce fut mon départ dans les grands sujets de civilisation qui m’accompagnent depuis lors. De la Libye, je suis allé en Irak, puis en Syrie, ces trois pays étant à l’époque complètement fermés au journalisme de longue haleine : quelque quinze voyages en Irak, la même chose en Libye et une dizaine en Syrie. De quoi avoir le temps de lier des relations et surtout de réaliser des histoires de qualité, comme cette route du pétrole, que j’ai pu faire en compagnie d’un chauffeur de camion-citerne irakien, de Bagdad à Aqaba en Jordanie. Impossible si je n’avais pas été adoubé par les autorités.
J’ai travaillé aussi pour l’Unesco, la médina de Fès, la cité sainte de Najaf en Irak, pendant un mois entier afin de décrire au mieux la société de chacune de ces villes. J’étais en contact avec les différentes populations : berbère, arabe, kurde, chrétienne d’Orient, yézidie, kharidjite, sunnite, chiite.
Mon livre sur les souks, publié en 2003 chez Flammarion, m’a permis de parcourir le monde arabe d’Essaouira (côte Atlantique) à Bassora (Golfe persique). Une caravane de bonheur et de découvertes.
Et puis 2001 est arrivé avec les Twin Towers. J’étais à Alep ce jour-là. La confusion sur les différents courants islamiques dans les rédactions parisiennes m’a amené notamment à faire l’interview exclusive du Sayed Hassan Nasrallah en plein Ramadan 2001 à Beyrouth-Sud, pour comprendre ce qui le séparait de Ben Laden. Les deux représentants étant farouchement anti Oncle Sam, je voulais comprendre réellement ce qui les séparait. Ce fut mon premier pied dans l’islam politique. La cause palestinienne m’avait affecté suite à un voyage à Gaza et ma rencontre avec Arafat pour les cinq ans des Accords d’Oslo, en pleine deuxième Intifada. Ma visite à Hébron m’a convaincu que nous ne pourrions jamais avancer, tant que cette situation entre Palestiniens et Israéliens ne serait pas réglée. Les horreurs de la deuxième guerre du Golfe m’ont persuadé qu’il fallait aller au-delà de la presse, et donc de décrire dans des livres, le témoignage de cette époque, mais aussi de l’Histoire de ces pays.

Votre maison d’édition publie des livres traduits essentiellement de l’arabe. Pouvez-vous nous en parler, nous éclaircir sur ce plan, souligner un peu les critères que vous retenez, pour les sélectionner.

Je publie beaucoup de romans contemporains ou historiques et d’essais sur la dynamique culturelle moyen-orientale. Fascinée par la Mésopotamie, ma maison s’évertue à produire des livres de qualité sur la question. Nous avons des partenariats avec des institutions et des fondations des pays du Golfe, pour traduire et adapter des romans écrits par des auteurs nés dans ce bassin. Mais ces traductions ne sont pas l’essentiel de la production. C’est aussi le plaisir de côtoyer certains auteurs tels que l’Irakienne Nasra al-Sadoon. Je commande souvent des livres que j’aimerais trouver sur les rayons des libraires.

Si vous devez choisir l’un de vos livres qui répond le mieux à l’engagement ou à l’objectif que vous vous êtes fixé, ce serait lequel ?

En matière de roman, j’ai eu le plaisir de publier _La Botaniste de Damas_ de Simone Lafleuriel-Zakri, une française mariée à un syrien et ayant été impactée par la guerre de Syrie, menée par Al-Nosra à Alep. Son « riad » a été occupé par des milices libyennes ! L’histoire de ce roman raconte la vie d’Ibn Baytar, un célèbre pharmacologue arabe, né en Andalousie au XIIIe siècle et ayant terminé sa vie à Damas. Il est remarquable de découvrir que notre savoir contemporain en matière de phytothérapie, provient de recherches précises remontant au Moyen-Âge arabe. D’ailleurs, depuis que la maison existe, c’est mon meilleur succès de librairie dans la catégorie fiction.

Parlez-nous de vos dernières publications sur la religion musulmane, de leurs messages, comme :_ Que dit vraiment le Coran_ du Dr Al Ajami ; _Écoutez-moi _ou le _Manifeste contre le terrorisme islamiste_ du Recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-eddine Hafiz. 

Le premier livre est un essai utile pour comprendre ce que le Coran exprime, à la différence de ce que les hommes ont décidé d’en appliquer les messages, ceux-ci souvent trop détournés. Le deuxième livre est un court message très courageux de la part de son auteur, à l’attention des musulmans et des citoyens, pour décomplexer une société française dans laquelle les amalgames vont bon train. Ces deux livres s’engagent sur la même voie et d’une même voix. La première, pour combattre une gangrène qui se nomme l’ignorance à travers le faisceau de la haine de l’Autre et le manque de curiosité intellectuelle. La guerre déclarée contre tout ce qui ne répond pas au diktat islamiste, qui concerne les Occidentaux aussi bien que les musulmans eux-mêmes. Celle qui découle d’une mainmise sur les esprits fragiles, téléguidée par des gourous paranoïaques et perclus d’orgueil. La deuxième pour trouver des solutions, afin de contenir les dérives sectaires qui rongent nos sociétés modernes.

Récemment, l’une de vos dernières éditions, le roman _La joie de l’âme_ d’Alain de Savigny a été sélectionné pour le prix Du Guesclin, du trophée de la biographie Gonzague Saint-Bris et du prix de la mairie du 8e 2021…

J’ai appris avec plaisir que le roman d’Alain était effectivement sur la short-list de ce prix littéraire d’Histoire. Alain en est à son huitième roman historique. Ce serait une belle consécration pour cet auteur précis et rigoureux dans ces recherches et ses documentations. Attendons la délibération en décembre !


Vous êtes également reporter et photographe international, vous avez travaillé pour Paris Match et _Newsweek_ ou _National Geographic_. Aujourd’hui, vous avez profité du confinement pour renouer avec l’art de la photo et vous venez de signer les photographies d’un livre pour le compte de la société Lafont sur la gastronomie, son monde et ses chefs. Racontez-nous cette belle aventure.

Repartir vers mes premières amours et reprendre les boîtiers restent un plaisir certain. J’ai expliqué lors de votre première question quel était mon trajet avant de devenir éditeur. La gastronomie est un art à la française. Côtoyer de grands talents à travers ces différents déplacements et essayer de sublimer leur environnement et leur travail, constitue un regard civilisationnel qui rejoint mes préoccupations en tant que photographe. Les cinq sens sont en émoi dans ce genre de reportage.

Comment voyez-vous l’avenir du livre en papier ? Êtes-vous pessimiste sur ce plan ?

Non pas du tout. Un livre est un objet. On peut l’offrir, le prêter, l’annoter, l’écorner, un auteur peut le dédicacer. Ce n’est pas le support qui m’inquiète, c’est le nombre décroissant de lecteurs qui m’interroge. On ne pourra pas survivre dans une société à 100 % numérique, à moins de vouloir être soumis. La lecture chatouille la curiosité, permet d’avoir des critères afin de pouvoir converser, disputer. L’érudition n’est pas un péché. C’est une nécessité pour les humains afin de transmettre les valeurs de nos Anciens et de pouvoir critiquer tout débordement politique. Sinon, la dictature reviendra à grands pas.

Comment analysez-vous la situation actuelle du Liban ? Pourquoi Emmanuel Macron, le premier et seul président occidental accouru au chevet du Liban, n’a pas exigé l’application de la résolution 1 559, qui permet le désarmement de la milice et l’instauration de la paix ?

_I love Lebanon_. C’est un étendard pour moi. Je suis si triste de ce qui se passe depuis le 4 août 2020, mais aussi par rapport à la crise politique de votre pays. Il me paraît invraisemblable que l’explosion sur le port de Beyrouth soit un accident. J’espère que les criminels seront jugés pour cet attentat. Désarmer les milices, pourquoi pas.
Mais, sachez qu’en France nos communautés sont armées jusqu’aux dents. Face à une idée d’universalisme, nous sommes désormais face à des replis identitaires partout sur la planète. À croire que ce modèle de société ne plaît pas à tout le monde.

On sait que vous aviez prévu des collections spécifiques au sein de votre maison d’édition : _Encre d’Orient_, _Hors collection_, _Petits lexiques_ et _Nourritures_. Aujourd’hui gardez-vous la même organisation ?

Pour le moment oui. La grosse collection _Encre d’Orient_ me permet de publier des livres pour essayer de mieux comprendre ce croissant et ce bassin arabo-musulmans, finalement sous les feux de l’actualité depuis la chute de l’Empire ottoman qu’Erdogan croit pouvoir réorganiser. Et je reste connecté avec ma deuxième patrie qui est l’Irak, ou plus précisément la Mésopotamie.
_Les Lexiques_, c’est une collection parfaitement calibrée pour comprendre le vocabulaire sur chaque sujet annoncé, afin d’éviter de dire des sottises entre gens de bonne compagnie.
_Hors Collection_, c’est surtout mes coups de cœur littéraires. Envie de se battre pour un roman où l’émotion m’a taclé.
_Nourritures_ est une collection en suspens. Je l’avais commencée avec Le _Goût de l’agneau_ en 2011, un livre de recettes méditerranéennes, moyen-orientales et monothéistes. Une façon élégante pour parler de religion et de spiritualité autour d’une table et devant cette chair partagée par les juifs, les musulmans et les chrétiens. Je reviens en 2022 normalement avec un livre sur les agrumes.

À qui votre regretté père, le romancier et critique littéraire, Henry Bonnier, a remis le flambeau au sein de votre maison d’édition ?

Mon cher père, disparu en avril dernier, m’aidait surtout pour la lecture des romans. Aujourd’hui, il est rare de trouver, dans le monde de l’édition, une personne qui réunit les compétences de l’écrivain, du critique littéraire et de l’éditeur. Sa complicité m’a permis d’apprendre plus rapidement ce métier. Je confie généralement les lectures à mon comité qui rend des notes et me précise la qualité ou non de tel ou tel manuscrit. J’ai appris aussi qu’être un bon éditeur, c’est savoir refuser un manuscrit. De nos jours, le trop-plein de romans nuit au circuit commercial. C’est une des raisons pour laquelle j’ai décidé, dès 2019, de réduire les nouveautés. Se résumer à sa ligne de conduite, incarner ce que l’on publie et dépenser de l’énergie pour porter l’ouvrage vers de beaux horizons. Chaque livre reste de toute façon une partie de poker. J’ai réussi à avoir des brelans pour le moment, qui sait peut-être un jour un carré d’as…
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