Transport en commun: un modèle de dysfonctionnement
Avec un bidon d'essence à 700.000 LL, il va sans dire que le transport est devenu un vrai assommoir pour les ménages. Les dirigeants, qui se soucient profondément de leurs sujets, se lamentent eux aussi devant ce fléau, le cœur serré, «d’autant, disent-ils, que les gens n’ont pas à leur disposition un transport en commun efficace digne de ce nom.» Justement, pourquoi est-ce le cas?

En réalité, les initiatives n’ont jamais manqué, mais aucune n’a abouti. Chacun des ministres successifs du Transport brandissait fièrement son plan pour s’occuper de ce problème, avec parfois à la clef une étude confiée à un proche. On a même acquis à différentes époques des dizaines de bus, qui, immanquablement, finissaient à la casse quelque temps plus tard. On incriminait alors le système complexe de gestion ou le manque de personnel. Lequel personnel, oisif, poireaute depuis des dizaines d’années dans des locaux propres, avec un directeur.

Bandes organisées

En réalité, le transport public gênait les affaires des transporteurs privés, organisés en bandes par ligne, car il était moins cher et constituait pour eux une concurrence à éliminer. Forts de leurs soutiens politiques respectifs, ils obtenaient donc l’arrêt progressif de ce service étatique, ainsi que les tentatives de rationaliser le service privé, ce qui les aurait privés de leurs privilèges. Surtout que la logique de rentabilité d’un bon transport en commun devrait se baser sur les bus, les «taxis-services» à quatre places n’étant ni rentables ni adaptés. Sauf que 75% des «plaques rouges» sont justement des voitures de tourisme.

Même les initiatives privées ont été combattues. Pour la petite histoire, une entreprise française, Connex, filiale du groupe Veolia, a acquis en 1998 le transporteur tripolitain Ahdab. L’idée était de moderniser le transport sur cette ligne (Beyrouth-Tripoli), avant de s’étendre vers d’autres régions, y compris pour le transport régional vers la Syrie, la Jordanie et le sud de la Turquie. Malgré la validité de l’initiative et le besoin urgent pour cette qualité de service, la tentative a pris fin dix ans plus tard. Les acteurs locaux ne voyaient pas d’un bon œil cette incursion dans leurs chasses gardées. L’entreprise a même été évincée de la gare routière Charles Hélou, comme point de départ.

Quelle gare routière?! Quel Charles Hélou?! Évidemment, personne ne fait plus attention maintenant à ce bloc énorme de trois étages à l’entrée nord de Beyrouth, face au port. Qu’en est-il vraiment? En fait, cette gare routière, construite sous le mandat de cet ancien président visionnaire, a servi partiellement, après avoir été ré-inaugurée par Rafic Hariri en 1997, comme point de départ vers le nord et l’est du pays. Mais elle a été par la suite victime d’une mainmise syro-libanaise à travers deux sociétés qui y faisaient la loi. Son activité s’est à la fin presque réduite à la desserte de la ligne régionale Liban-Syrie-Jordanie. La domination syrienne était d’ailleurs évidente. Sur les 1200 voitures qui en profitaient à un moment donné, 800 étaient syriennes, 200 libanaises, et 200 jordaniennes. Actuellement, elle pourrit calmement dans une désolation totale.

La lassitude de la Banque mondiale


Lancée il y a quelques années, une initiative de la Banque mondiale a connu le même sort. Le projet prévoyait un circuit et un parcours dédiés, en commençant par l’autoroute nord, à travers des bus reliant donc la capitale aux agglomérations proches, avec même des feeders qui amèneraient les passagers des hauteurs de Kesrouan, du Metn… vers la côte. Le projet a tellement traîné en longueur et rencontré des obstacles intentionnels qu’il a fini par être abandonné. Avec la crise, nos dirigeants, contents de pouvoir s’en débarrasser, ont eu cette idée ingénieuse de «réorienter le prêt prévu de 291 millions de dollars vers d’autres priorités», laissant donc la population saigner jusqu’à l’aorte.

Pour revenir au temps présent, voilà le ministre de Transport qui revient lui aussi à la charge. Il nous a bassinés depuis des mois avec l'affaire des 50 bus offerts par la France, ce qui s’est réalisé il y a quelques semaines. Loin de nous l’idée de mettre en cause la générosité française. L’affaire a quand même pris aux yeux du ministre une dimension surréelle, alors que 50 bus représentent juste 1% de la flotte des «plaques rouges» en circulation, toutes tailles confondues. Les Français espèrent en fait lancer, grâce à ce don, le processus d’un transport en commun efficace. C’est pour cela qu’ils veulent que ces bus, en plus d’autres qui pourraient suivre, soient gérés par le secteur privé. L’ambassade suit de près ce dossier en tout cas, alors que le ministre se pavane comme s’il en était l’architecte en chef.

Le train-train

Côté chemin de fer, la situation est encore plus risible. Alors que l’État n’a pas assez de production électrique pour allumer deux lampes ou faire fonctionner une pompe à eau, le ministre s’active avec tout le sérieux du monde dans ce cadre. En France, il a eu un entretien avec Alstom, un constructeur de trains, et, dit-il, a obtenu de lui la promesse d’une étude sur le sujet. De retour à Beyrouth, il sollicite une entreprise espagnole pour réaliser une étude sur le même sujet.

Face à ce branle-bas, personne ne lui a dit, et probablement personne ne sait, qu’une étude détaillée a été exécutée dans les années 1990 par Sofrerail, filiale de la SNCF. C’était, on le rappelle, lorsque le courant était assuré 24/24 ou presque. Depuis, le dossier a été enterré si profondément dans le sol que personne n’en sait plus rien. Pourtant, une mise à jour serait à peine nécessaire, car presque rien n’a changé au niveau du parcours réservé ou des données géographiques sur le terrain.

Sauf qu’on n’a plus d’électricité, pas de pétrole, et encore moins de charbon, au cas où. Mais on a des idées.
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