Femmes et Libanaises, multiples et complexes
Celle qui se raccroche à la tendresse sans renoncer à la puissance, dans ce difficile combat des genres, tu seras femme ma fille.

Celle qui comme sa terre se relève des épreuves au nom de la vie. Celle qu’on rapatrie d’Amérique pour la marier à un inconnu du village paternel. Celle qui prend des chats, plusieurs chats, par instinct de mère comme animale. Celle qui fait semblant d’être moins douée que son mari pour ne pas l’humilier. Celle qui élève les enfants, en oubliant son histoire. Celle qui ne jure que par la joie. Celle qui a appris à serrer les dents, mordre la joue de sourires longs. Celle qui prend le temps de cuisiner, donner son temps aux plats, l’amour est cette générosité-là. Celle qui doit se convaincre du rôle sacré de la maternité. Celle qui, mère, veille sur ses parents, sa famille, les voisins. Celle qui deviendra mère et père à la mort précoce de l’époux. Celle qui prie comme simples hommages, actes de lien. Celle qui a dû montrer la serviette et son sang à la belle-mère le lendemain. Celle qui a traversé son cancer en s’excusant presque. Celle que les autres femmes du village détestent, craignent, vénèrent en silence. Celle qui parfois sort des photos en noir et blanc, le passé détache sa silhouette, elle passe une main sur le papier écorné comme on cache un secret. Celle qui improvise sans cesse pour ne pas trahir leurs traditions malgré de nouvelles valeurs acquises d’autres cultures. Celle qui d’une main posée sur le genou de sa mère attendait les caresses. Celle qui a détesté la langue du pays pour ses règles sans pitié. Celle qui a compris qu’avec la langue seulement elle combattra sa misère. Celle qui petite a regardé souffrir les femmes. Celle qui n’a pas pu arrêter les coups de son oncle. Qui n’osait plus regarder les bleus de sa tante après, ni son ombre glissante dans les couloirs. Celles qui prévoient toujours quatre assiettes de plus quand elles cuisinent, on ne sait pas quel invité nous surprendra. Celle qui ne pardonne pas à ses parents de l’avoir envoyée à l’étranger si c’est pour lui arranger un mariage dès que vient l’âge. Celle qui s’occupe de ses frères et sœurs comme petite mère déjà, il suffit d’être l’aînée. Celle qui ne sait pas comment et par quelle grâce sa résistance ne s’épuise pas. Celle qui écoute bavarder les femmes le matin au café. Celle qui a tremblé pour la vie de sa mère quand le marc dévoilait serpents, tables et démons… terreur devant les yeux dramatiques de la voisine, tasse à la main, scandant ses visions comme des jugements. Celle qui généreuse donne, son geste discret comme secret ordinaire. Celle qui dit l’amour en cuisinant. Celle qui redevient l’enfant dès qu’elle revient au pays. Celle qui reste réveillée tant que sa fille n’est pas rentrée de soirée, même quand sa fille a des enfants. Celle qu’on encense à la naissance des garçons, les filles ça ne compte pas. Celle qui ne quittera pas le village pour ne pas s’éloigner de ses parents. Celle qui viendra vivre avec sa fille pour l’aider avec le premier enfant, y restera le temps nécessaire à sa fille de se rassurer mère. Celle qui resculpte son visage comme on construirait un temple à partir d’une maison, nez, lèvres, joues… Celles qui finiront une pour s’être rêvé même visage modèle. Celle qui sillonnera le pays pour trouver le médicament de son père en temps de pénurie, combien de pharmacies implorer. Celle qui retrouve sa chambre d’adolescente conservée intacte, malgré les années. Celle qui partagera la maison de sa belle-famille les premières années de mariage le temps de s’organiser, impression d’avoir épousé une famille entière, dira-t-elle en riant pour ne pas incriminer son mari. Celle qui veut que les autres femmes souffrent d’injustice, comme elle. Celle qui sait sa douce puissance derrière les lois des hommes. Celle qui s’enferme dans les toilettes pour éviter les coups de son frère. Celle qui prévoit une année de nourriture par peur de manquer, la guerre et ses drames seront toujours là. Celle qui d’un sourire distrait les démons. Celle qui midi et soir attend le retour de son mari, repas prêts ; comment passent les journées entre, elle ne sait pas répondre. Celle qui fait étudier ses enfants alors qu’elle a dû arrêter avant le diplôme. Celle qui danse aux rythmes des chansons sans exhibition ni fausse pudeur. Celle qui reprend l’accent dès que l’avion atterrit à Beyrouth. Celle qui se remaquille, s’habille après journée pour accueillir son mari le soir. Celle qui a regardé cuisiner sa mère comme si les plats étaient des œuvres personnelles, celle qui a observé sa mère pour apprendre la magie, recettes comme formules occultes. Celle qui a peur de mourir d’une mauvaise mort si elle rate une messe. Celle qui monte tous les jours soigner sa mère qui ne la reconnaît plus. Celle qui prétend être malade pour éviter le désir de son mari. Celle qui préfère l’oubli à l’amère rancune. Celle qui préfère l’oubli au ressassement qui immobilise. Celle qui cuisine la nuit parce qu’elle travaille en journée, les temps ont changé. Celle qui s’interdit de manger pour maigrir. Celle qui ne renonce pas, entre acharnement et acceptation, les solutions ne sont pas toujours idéales, mais mise en mouvement. Celle qui se méfie du mauvais œil, elle a des preuves. Celle qui vivra chez ses parents tant qu’elle ne sera pas mariée. Celle qu’on traite de garçon manqué et qui fera tout pour ne pas manquer sa vie. Celle qui prévoit pour 20 personnes quand elle invite les parents de son beau-fils. Et qui s’inquiète de ne pas avoir assez cuisiné.


À toutes celles qui circulent entre tous ces paradoxes, gestes sacrés et anodins. À l’étrange grâce qui toujours les sauvera.

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