L’éditorial – La démocratie inversée
Le soir de l’annonce des résultats des élections législatives en France, les analystes et commentateurs de la scène politique française soulignaient quasiment à l’unisson que le président Emmanuel Macron, n’ayant pas obtenu la majorité absolue à l’Assemblée, devra désormais adapter sa politique à la nouvelle donne issue du scrutin. En clair, les résultats des élections étant une constante, et la politique du pouvoir une variable, cette dernière devrait être ajustée pour tenir compte de la nouvelle constante née dans les urnes. Cela va de soi… dans un pays «normal», véritablement démocratique.

Au Liban, par contre, c’est l’inverse qui se produit. Du moins avec le Hezbollah… Car pour le parti pro-iranien, la constante, immuable parce que idéologique, c’est sa ligne de conduite liée à la Raison d’État iranienne ; et la variable, c'est le scrutin législatif qu’il faut manipuler, façonner sur mesure, pour qu’il ne remette pas en cause le projet politique du parti. Le Hezbollah est de ce fait passé maître dans l’art d’«adapter» d’une façon ou d’une autre le processus électoral et ses résultats à sa stratégie d’action, même si cela nécessite d’avoir une conception très élastique de la pratique démocratique.

Les derniers scrutins législatifs organisés dans le pays illustrent parfaitement la notion de «démocratie inversée» forgée par le Hezbollah pour les besoins de la cause. Le processus commence en amont du scrutin. Les candidats chiites qui ont l’audace de se lancer dans la course contre les listes du Hezbollah sont rapidement la cible de toute une panoplie d’actions de coercition, d’intimidation, de pressions, de menaces, de tabassage, de sorte que le jeu est faussé au départ.

La communauté chiite est par voie de conséquence soigneusement verrouillée et le scrutin dans les circonscriptions sous la coupe du parti pro-iranien n’est plus qu’une vue de l’esprit. Les élections, c’est en réalité dans les autres circonscriptions qu’elles se déroulent, celles qui échappent au contrôle direct du Hezbollah. C’est ainsi que le seul député chiite (sur un total de 27) susceptible d’échapper potentiellement au diktat du Hezbollah est celui de Jbeil, caza à prédominance chrétienne.

Au cas où le jeu d’alliances avec des factions et des personnalités dociles ne permet pas au parti pro-iranien d’obtenir avec ses «alliés» une majorité confortable, l’opération de neutralisation et de gommage des résultats défavorables est alors déclenchée.

Tout le monde (ou presque) se souvient de la tristement célèbre manœuvre d’intimidation effectuée en 2011 par les «chemises noires» (les miliciens du Hezbollah) qui se sont livrés à un sinistre étalage de force dans certains quartiers de Beyrouth… Un étalage de force qui avait provoqué à l’époque le résultat escompté : «effacer» la victoire du 14 Mars lors des élections de 2009 en provoquant, sous la pression, la défection d’une des principales composantes quatorze-marsistes, et donc la dislocation du front souverainiste majoritaire.


Comment oublier en outre le passage à tabac, et l’hospitalisation, en avril 2018 du candidat chiite contestataire Ali el-Amine, journaliste de son métier, qui avait «osé» former au Liban-Sud une liste d’opposition au Hezbollah. Lors du scrutin de 2009, un autre candidat farouchement opposé au parti pro-iranien, Ahmed el-Assaad, ainsi qu’un convoi de ses partisans avaient fait l’objet de trois agressions, deux dans la zone méridionale du pays et la troisième dans la banlieue-sud. Au cours de la même échéance électorale, un troisième candidat chiite contestataire avait lui aussi été la cible d’une agression de la part de miliciens du Hezbollah.

La «démocratie inversée» pratiquée par la formation pro-iranienne, consistant à «façonner» le processus électoral pour «l’adapter» au projet politique (au lieu que ce soit l’inverse), se manifeste ainsi soit en amont du scrutin – par le biais d’agressions, de menaces, d’intimidation – afin de verrouiller les circonscriptions contrôlées par le Hezbollah et étouffer toute voix discordante, soit en aval, en «effaçant» les résultats (comme pour les élections de 2009) ou aussi en faisant à une poignée de députés «électrons libres» (donc facilement influençables) des propositions qu’ils ne peuvent pas refuser !

Ce type d’intervention en aval est apparu récemment avec certains des parlementaires prétendument indépendants se réclamant du mouvement de contestation du 17 octobre 2019 qui ont assuré in extremis les 65 voix requises pour obtenir l’élection à la présidence, à la vice-présidence et au Bureau de la Chambre des alliés du Hezbollah. Cette manipulation de la variante que constituent les élections, selon la perception du parti chiite, a été rendue nécessaire par le fait que la formation pro-iranienne a perdu, arithmétiquement parlant, la majorité lors du scrutin du 15 mai.

C’est sans doute le rapport final de la mission européenne pour le contrôle des élections qui a le plus clairement jeté la lumière sur les exactions et les multiples débordements auxquels s’est livré le Hezbollah lors du scrutin de mai dernier. Bien au-delà des failles classiques perceptibles généralement dans les processus électoraux au Liban, le document de l’Union européenne fait état explicitement dans les régions sous contrôle du Hezbollah de déploiements massifs de miliciens aux entrées des centres de vote, d’expulsion des délégués des listes adverses, et (conséquence directe…) de bourrages de certaines urnes et de la pratique du «vote carrousel» qui vise à faire voter, de manière frauduleuse, les électeurs partisans plusieurs fois dans une même circonscription.

Le rapport de la mission d’observation européenne met ainsi le doigt sur la plaie. Reste à espérer que les États les plus influents de l’UE en tireront les conséquences et admettront enfin que la ligne de conduite et le positionnement actuel du Hezbollah constituent le principal facteur qui bloque tout processus démocratique véritable, toute vie politique normale, et toute possibilité de réformes réelles dans le pays.

 
Commentaires
  • Aucun commentaire