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Il y a exactement deux ans, le pianiste brésilien Nelson Freire a tiré son ultime révérence, prenant son envol vers le panthéon des pianistes pour rejoindre les grands maîtres de la grande musique. Il laisse, toutefois, derrière lui un héritage musical d’une valeur inestimable. Avec une sensibilité poétique rare, il est parvenu à extraire la quintessence même des compositions romantiques, guidant à travers son piano les mélomanes vers un univers plus vertueux et plus humain.

Le 1er novembre 2021, Nelson Freire (1944-2021) a rejoint Jean-Sébastien Bach (1685-1750), là où la musique est née. Nelson Freire était bien plus qu’un simple pianiste. Il était manifestement un poète intuitif de la musique, celui qui effleurait le sensible pour éveiller l’humanité de sa léthargie. Ses interprétations évoquent des perles de rosée venant caresser les pétales des œillets qui embaument, de plus en plus, d’angoisse, de désarroi et de spleen, dans un monde avide de sang et de conquête. Un monde qui, siècle après siècle, exhale l’odeur âcre de la mort, une senteur funèbre qui s’élève comme une offrande amère à un dieu rancunier, vindicatif, sanguinaire et meurtrier. Un dieu diabolique, un démiurge insensible à la douce clémence divine, une créature qui, dans l’obscurité de son être, n’aurait jamais connu la lumière salvatrice de la miséricorde, et qui, telle une ombre malfaisante, plane avec férocité sur ce monde tourmenté. Un dieu qui ne ressemble en rien à Dieu. Au sein de l’obscurité qui règne en cette ère agitée, les prestations immortelles de Nelson Freire tracent une lumineuse voie menant à la quintessence de l’émotion humaine, faisant verser des larmes silencieuses à l’humanité, dans ce monde qui semble avoir perdu irrévocablement son innocence.

Griserie poétique

Les douces mélodies, égrenées sous les doigts du pianiste brésilien, semblent émaner d’un univers mystique où la musique devient un philtre (presque) sacrée, capable de rassembler ce que les affres de la vie ont si souvent séparé. Dans l’éclat doré de ses fugues musicales, le piano se transforme en un autel où les émotions se libèrent et les cœurs se rejoignent dans une communion silencieuse. On oublie aussitôt les frontières, les barrières, les remparts, les vicissitudes de l’Être et de l’existence, et on se laisse emporter par cette musique qui guérit, qui réunit, et qui rappelle que, malgré les tourments et les tribulations de la vie humaine, l’harmonie persiste, insaisissable et pourtant inaltérable. Son travail d’orfèvre sur les sonorités, les couleurs, la gradation des nuances et des dynamiques, le legato, et par-dessus tout le rubato, donne un intérêt tout particulier à ses interprétations des œuvres de Fréderic Chopin (1810-1849). Avec une intelligence persuasive et une maîtrise sans faille, sublimant l’art par l’art lui-même, il insuffle un lyrisme pudique à l’intarissable floraison mélodique du compositeur polonais, d’où jaillit, sans la moindre fioriture superflue, une sorte de griserie poétique.

Avant-goût du paradis

Lorsque Nelson Freire s’empare du majestueux concerto pour piano no. 1 en mi mineur, op. 11, de Frédéric Chopin, ses phrasés retentissent comme des prières entonnées dans l’obscurité sacrée d’une cathédrale. L’âme trouve ainsi sa quiétude dans les vagues mélodiques qui l’emportent vers l’infini divin. Son célèbre enregistrement radiophonique de ce concerto, réalisé en 1968 et paru en 2014 chez Decca, avec l’Orchestre philharmonique de la NDR dirigé par Heinz Wallber, donne incontestablement un avant-goût sucré du paradis. Dénuée de toute aspérité, cette prestation, dont le brio va de pair avec la plus pointilleuse fidélité stylistique, regorge d’une grâce mélancolique qui semble puiser son émotion dans "l’Odyssée de l’âme de Chopin", pour reprendre les mots de Franz Liszt (1811-1886). De la première note à l’ultime silence, Nelson Freire règne en maître absolu. Son toucher souverain révèle une profonde maîtrise des subtilités sonores et de l’art de la pédale, une précision chirurgicale des modulations et une virtuosité sans ostentation, évitant habilement le piège de l’exhibition technique stérile. Cette maestria trouve son apogée dans son interprétation du concerto no. 2 en fa mineur, op. 21, de Frédéric Chopin: le virtuose ne se contente pas de jouer, il respire la musique, la ressent dans l’intimité de son être et la restitue avec une sensibilité raffinée.

Confessions murmurées

Le répertoire pianistique de Nelson Freire embrasse une pléthore de chefs-d’œuvre de grands maîtres, allant de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) jusqu’à Claude Debussy (1862-1918), en passant par Ludwig van Beethoven (1770-1827), Franz Schubert (1797-1828), Robert Schumann (1810-1856), Franz Liszt et Johannes Brahms (1833-1897), entre autres. Néanmoins, c’est dans son magistral rendu des compositions de l’ère romantique, et notamment celles du fils de la Pologne, que l’artiste gravit les échelons de la renommée internationale. Au sein des scintillants silences qui ponctuent ses interprétations des concerti no. 1 en ré mineur, op. 15, et no. 2 en si bémol majeur, op. 83, de Johannes Brahms (avec l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, dirigé par Riccardo Chailly), se révèle une lumière crépusculaire d’une splendeur ineffable, qui se glisse subrepticement entre les notes et baigne ses harmonies d’une majesté ô combien enivrante. Celle qui marie savamment la beauté stylistique à un feu passionné, l’éloquence véhémente (notamment du dernier thème du premier mouvement du concerto en ré mineur) aux confessions murmurées, poignantes et presque improvisées du piano (notamment dans le deuxième mouvement, Adagio, dudit concerto).

Catharsis musicale

Dans sa lecture du concerto no. 4 en sol majeur, op. 58, et surtout du concerto no. 5 en mi bémol majeur, op. 73, de Ludwig van Beethoven, son piano se pare d’une sonorité boisée, de crescendo et decrescendo fulgurants, mais sans dureté (notamment dans le dernier mouvement, Rondo, du concerto en mi bémol majeur), de trilles volatils et d’arpèges explosifs. Nelson Freire s’est ainsi naturellement imposé comme l’incontestable prince des harmonies nobles, un virtuose dont la musique semble s’épanouir sous ses doigts tels les rugissements majestueux d’un lion dans toute sa splendeur. Dans le troisième mouvement, dit Marche funèbre, de la sonate no. 2 en si bémol mineur, op. 35, de Frédéric Chopin, on découvre, avec Nelson Freire, une partition qu’on croyait pourtant connaître, comme le dos de sa main. La marche funèbre devient dès lors une marche vers la Lumière, ouvrant la voie vers un au-delà empli de paix et de rédemption. Les harmonies se transforment en une catharsis, guérissant les plaies béantes de l’existence et réconciliant ainsi l’humanité avec son passé douloureux.

Requiescat in pace, maestro.